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Norton Cru Norton Cru

"Mon état de primitif irréductible, imperméable à ce qui est pure mode,
m'a beaucoup servi pour donner naissance à Témoins (...)"
(Du témoignage, p. 156)

Sa vie

J

ean Norton Cru (né en 1879, mort en 1949) est français. Il participe à la première guerre mondiale, qui le marquera durablement. Principalement connu pour son essai Témoins, sous-titré  Essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, il étudie de manière critique les  récits et souvenirs de guerre. Bien que son œuvre ait malencontreusement pu faire l'objet de tentatives de récupération "négationnistes",  elle engage une réflexion pertinente, de caractère épistémologique et philosophique, sur les conditions de la mémoire. Cela l'amènera notamment à avoir un regard démystifiant sur la littérature "de guerre", entre autres sur les écrits d'Henri Barbusse et de Roland Dorgelès, qui tendent à constituer une image "politiquement correcte", plus qu'à dire la vérité. Il devient, après guerre, professeur de littérature française aux Etats-Unis.

Son œuvre

* Témoins, Presses universitaires de Nancy, 1993 (Ed. Les Etincelles, 1929 pour l'édition originale).

* Du Témoignage, Editions Allia, 1998. (Gallimard, 1930 pour l'édition originale ; une réédition partielle de 1966 par Jean-Jacques Pauvert inclut une biographie de Norton Cru par sa sœur Hélène Vogel).

Une réflexion sur la mémoire

Norton Cru a été accusé, disons grosso modo, d'être un renégat. C'est qu'il s'est permis une entreprise toujours périlleuse, tenter de dire le vrai dans un domaine approprié par le sacré et le mythique. Il lui est arrivé de surcroît, comme à tant d'autres, d'être "récupéré" par des malhonnêtes. Il serait dommage pour autant de ne pas se donner la peine d'aller voir de plus près cette réflexion critique, lucide et courageuse, des conditions du témoignage, de la mémoire,  et conséquemment sur le degré de validité de "l'Histoire".

La guerre est une horreur inhumaine. Il est bien évident que, si l'on s'en tenait au savoir de ce qu'elle est vraiment, il serait bien difficile d'y envoyer quiconque (extrait n°2). Il faut donc en constituer une image mythique, et cela se prépare longuement en temps de paix. Le roman de guerre, les belles épopées vibrantes d'héroïsme et autres nobles sentiments, ont une fonction essentielle, empêcher qu'on puisse ensuite penser le réel, ni même commencer à le percevoir (extraits n°7 et 5).

Une grande source d'erreurs est la confiance naïve que l'on a tendance à accorder aux documents officiels. C'est d'abord bien commode, car ils nous offrent une version bien rôdée, déjà structurée, et bien sûr digne de confiance, puisque c'est celle du pouvoir. Le problème est que, pour diverses raisons, la vérité n'est jamais dans le compte-rendu officiel, qui a notamment tendance à confondre ce qui a eu lieu avec ce qui était prévu (extrait n°3).

La tendance à prendre le témoignage au premier degré est une sorte d'illusion naturelle. Or le témoignage est plutôt une sorte de syndrome à aborder avec circonspection. Même en laissant de côté les problèmes de malhonnêteté, de parti-pris, de mauvaise foi, pourtant inévitables, il reste que le témoin est un homme.  De l'endroit où il était, il lui était impossible d'avoir tout vu, il a donc d'emblée comblé les trous et interprété, comme la perception le fait couramment (extrait n°1). Il ne peut de plus percevoir qu'à travers ses schémas de pensée. Ensuite, il est sujet à émotions. Il est nécessairement porté à des réactions de défenses psychologiques naturelles. Par exemple, un homme sous les bombardements les raconte toujours plus longs et plus nombreux qu'ils n'ont été, quelqu'un qui voit beaucoup de cadavres en surestime le nombre, etc. (extrait n°6).

Puis le temps passe, les détails se perdent. Mais comme il nous faut toujours quelque chose qui se tienne, nous allons pourvoir aux défaillances. Il y donc une inévitable réécriture permanente, mais suffisamment progressive pour qu'on n'y prenne pas garde. C'est pourquoi, longtemps après, il est encore moins raisonnable de prendre un témoignage pour un fait brut. D'autant que, la situation changeant, l'aménagement des morceaux, la perspective, ne sont plus les mêmes. Se souvenir d'un bombardement en temps de paix est une toute autre affaire que de s'en souvenir quand la guerre a encore lieu. On ne parle plus de la même chose. Norton Cru met de plus en évidence ce phénomène remarquable : plus le temps passe, plus le souvenir se moule dans le cadre des schémas officiels, plus la réalité se dissout a posteriori dans le mythe (extraits n°6 et 7).

Tout "fait historique" est une reconstruction a posteriori. La bataille de la Marne est, par exemple, un fait incontestable de la première guerre. Mais, si l'on y regarde attentivement, il n'y a aucun fait précis réel qui soit effectivement la bataille de la Marne (extrait n°3). Celle-ci n'est qu'une reconstruction de faits divers, qui eux-mêmes sont des reconstructions, etc. On a ici une réflexion qui peut rappeler la description par Stendhal de la bataille de Waterloo. Il n'y a que l'ici et maintenant qui ait effectivement lieu. Or déjà à ce niveau, personne n'a pu en percevoir la complexité inépuisable, il n'en reste donc que des simplifications hâtives. Ensuite vient un effort de synthèse, nécessairement arbitraire et simplificateur par rapport au foisonnement inénarrable et à certains égards incohérent de ce qui a eu lieu. Le problème est que cette synthèse comporte des enjeux politiques de la plus haute importance, et a donc naturellement tendance à être effectuée de manière tendancieuse (extrait n°7).

Cette prudence critique n'est pourtant aucunement une dénégation de la possibilité d'écrire une histoire. Il n'est pas question de rejeter l'indispensable : le fait que la bataille de la Marne soit une construction conceptuelle n'en invalide pas la portée en termes de connaissance historique. Il faut comprendre que la constitution de l'histoire est une affaire complexe, qui demande beaucoup de méthode, de rigueur, de circonspection. Comme le chimiste qui n'a jamais, dans la nature, affaire à un élément pur, l'historien  n'a jamais affaire à un matériau à prendre tel quel.

Extraits

1. Divergence inéluctable des témoignages.
"Un accident dure quelques secondes et les facultés humaines ne peuvent pas en enregistrer les phases fugitives à la façon d'un cinématographe. Chaque témoin complète instinctivement, et suivant sa nature propre, la série des phases rapides dont plusieurs lui ont échappé. Il remplit les blancs instantanément et oublie désormais que c'étaient des blancs, des vides. Ce qu'il a cru voir, il croit sincèrement l'avoir vu. Il est donc presque impossible que sur une trentaine de dépositions on en trouve deux qui concordent, même à peu près."

(Du témoignage, p. 25)

2. Révélations de la guerre
"J'ai dit que notre baptême du feu, à tous, fut une initiation tragique. Le mystère ne résidait pas, comme les non-combattants le croient, dans l'effet nouveau des armes perfectionnées, mais dans ce qui fut la réalité de toutes les guerres. Sur le courage, le patriotisme, le sacrifice, la mort, on nous avait trompés, et aux premières balles nous reconnaissions tout à coup le mensonge de l'anecdote, de l'histoire, de la littérature, de l'art, des bavardages de vétérans et des discours officiels. Ce que nous voyions, ce que nous éprouvions n'avait rien de commun avec ce que nous attendions, d'après ce que nous avions lu et tout ce qu'on nous avait dit. Non, la guerre n'est pas le fait de l'homme : telle fut l'évidence énorme qui nous écrasa. Le contact avec l'ennemi, en se prolongeant, nous convainquit bientôt qu'il souffrait comme nous, qu'il se sentait aussi peu fait pour le rôle de soldat, tel qu'il est."

(Du témoignage, p. 31)

3. Construction des faits historiques.
"Notre esprit a une trop forte tendance à concevoir des abstractions et à les considérer comme des réalités objectives.  Nous parlons de la bataille de la Marne comme si c'était un fait, et ce fait nous voulons tenter de le raconter, de l'expliquer, de le juger.  La bataille de la Marne, dans l'état actuel de nos connaissances, n'est guère plus qu'une abstraction ; elle est une notion commode qui nous permet de concevoir plus clairement l'ensemble des batailles de l'Ourcq, des deux Morins, de Vitry, etc.  Ces batailles elles-mêmes n'ont de réalité qu'en ce qu'elles résument les engagements de corps d'armée, divisions, régiments, compagnies, etc., pour arriver jusqu'au soldat individuel qui est la réalité primordiale, celle qui prête la vie à la notion abstraite de bataille de la Marne.  L'historien militaire attache une telle importance à l'action du commandement qu'il dira que la bataille de l'Ourcq, livrée, dirigée par Maunoury, doit être étudiée dans les ordres de ce général et non ailleurs. Mais de tous les documents les ordres sont les plus dépourvus de signification.  Un ordre n'est une réalité agissante que dans la vie de garnison.  A la bataille il est annulé par l'ennemi qui émet un ordre contraire.  En outre, un ordre n'est un ordre que s'il est obéi; il l'est à la caserne; il l'est bien rarement à la guerre, du moins absolument.  Trop de choses viennent changer la situation entre l'émission de l'ordre et sa réception.  D'ailleurs, pour désobéir, il y a la bonne manière que la guerre nous enseigne.  Si les ordres avaient toujours été obéis, à la lettre, on aurait massacré toute l'armée française avant août 1915.  Combien d'attaques commandées, censées faites, ne sont pas sorties !  Si l'histoire militaire doit s'écrire honnêtement un jour, il faut commencer par nous soustraire à la fascination des grandes batailles et réserver ce sujet pour le jour où nous aurons acquis des vues plus nettes sur les détails sans lesquels ces batailles ne sont qu'un jeu de notre imagination. « Les résultats généraux qui ne s'appuient pas sur la connaissance des derniers détails sont nécessairement creux et factices. » Renan : L'Avenir de la science, p. 135."

(Du témoignage, p. 39/40)

4. Le fait et son interprétation.
"A quoi serviront les faits s'ils sont faux ou trop déformés ? En outre il ne faut pas attacher trop d'importance aux faits, j'entends aux faits militaires, aux faits qui ont une signification tactique. L'histoire militaire est composée presque uniquement de ces faits-là et elle donne aux non-combattants cette notion fausse que la guerre est une trame continue de faits tactiques : attaques, défenses, avances, reculs, prises d'hommes et de matériel, ou pour tout dire, petites victoires et petites défaites. Hors de cela, l'histoire actuelle ne sait rien raconter. La vie du front nous a enseigné autre chose et nous avons perdu la superstition des faits militaires.

Il est très rare d'assister à un de ces faits qui soit bien caractérisé et qui réponde exactement au sens du mot dont on le désigne. La plupart de ces faits sont confus et se prêtent à deux interprétations contraires. L'histoire fait trop souvent comme la presse de guerre : elle choisit l'interprétation la plus flatteuse. C'est ainsi qu'au printemps de 1915 nous avons, dit-on, remporté deux victoires en nous emparant des buttes de Vauquois et des Eparges. En réalité, on est parvenu, au prix d'efforts inouïs et de pertes scandaleuses, à s'accrocher péniblement au sommet sans pouvoir en déloger l'ennemi. La situation était pire qu'avant l'attaque et il aurait bien mieux valu rester où l'on était. Victoire française, disons-nous ; succès allemand, disent-ils. Qui a raison ? Il en est de même d'événements plus petits et plus grands. On s'empare d'un bout de tranchée et on annonce l'événement comme un succès, mais le poilu qui s'y trouve sait fort bien que la position est intenable et qu'il faudra l'évacuer de gré ou de force dans les huit jours. Les offensives de Champagne et de la Somme sont annoncées comme des victoires parce qu'on a conquis du terrain, capturé des prisonniers et du matériel. Mais tous ces gains ne modifient pas la force de l'ennemi et ils sont payés d'un prix exorbitant. L'ennemi a tout autant que nous le droit de considérer ces opérations comme des victoires. Nous avons usé de ce droit au sujet de Verdun que nous sommes loin d'appeler une défaite malgré les pertes de terrain, prisonniers et matériel. En résumé, nous poilus, nous nous refusions à voir dans les gains ou pertes de terrain, prisonniers et matériel, des faits militaires précis qui pouvaient franchement mériter le nom de victoire ou de défaite, succès ou insuccès. Nous avions abandonné des notions périmées auxquelles le public croyait avec ferveur, auxquelles les états-majors tenaient beaucoup, peut-être sans y croire. Si l'histoire, la grande histoire, s'occupe des réalités et non des imaginations, elle doit tenir compte des peines, des angoisses, des colères, des haines, des désirs, des jugements, de la philosophie de guerre du poilu (...).

(Du témoignage, p. 42/43)

5. La guerre, double tromperie.
"Toutefois, sans attendre l'avenir, la tranchée nous parle en termes déjà clairs. Aux spécialistes les témoignages du front enseigneront deux leçons que le public lui-même pourra comprendre. Aux historiens, ils apprendront que toute l'histoire militaire vue de haut, conçue en partie d'échecs, faite d'après les documents d'état-major et sans les témoignages des vrais acteurs, de ceux qui portent et subissent les coups, est une agréable illusion où l'on croit pouvoir construire un ensemble, lequel est fait de détails, sans connaître l'essence même de ces détails. Aux sociologues, aux psychologues, aux moralistes, ils apprendront que l'homme n'arrive à faire la guerre que par un miracle de persuasion et de tromperie accompli en temps de paix sur les futurs combattants par la fausse littérature, la fausse histoire, la fausse psychologie de guerre ; que si on savait ce que le soldat apprend à son baptême du feu, personne ne consentirait à accepter la solution par les armes : ni amis, ni ennemis, ni gouvernement, ni Chambre, ni électeurs, ni réservistes, ni même soldats de métier. Car s'il se trouve des citoyens abusés d'un dogme néfaste, la guerre nécessaire, si vis pacem para bellum, c'est uniquement grâce à l'emprise traditionnelle du corps de légendes que j'analyse dans le chapitre suivant."

(Du témoignage, p. 50/51)

6. Trahison de la mémoire.
"L'analyse psychologique du témoignage est, en philosophie, une des questions dont les conséquences sociales sont évidentes, mais dont les répercussions les plus lointaines nous semblent ignorées des spécialistes eux-mêmes.  Serait-ce un paradoxe de prétendre que la destinée future de l'humanité dépendra dans une large mesure de notre science du témoignage et de notre habileté à l'interpréter pour en tirer avantage ? Si nous arrivons à le mieux connaître, nous pourrons le filtrer plus savamment afin d'en rejeter l'erreur et d'en garder toute la vérité.  Chacun sait qu'il est impossible au témoin de relater ce qu'il a fait et vue en restant strictement objectif.  Il est homme et il est artiste, plus ou moins ; la fidélité mécanique du cinématographe lui est donc interdite. En outre, à la guerre le témoin est soumis à des émotions  d'une force exceptionnelle au moment même où se passent les faits les plus intéressants à noter et plus tard à raconter.  Parfois le témoin se fie à sa mémoire pour préserver les faits et ne prend la plume que plusieurs mois ou plusieurs années après les événements.  Or les infirmités de la mémoire ont été le sujet d'expériences concluantes ; elles sont bien connues des psychologues.  Le témoin oublie, mais s'il se contentait de perdre la trace des faits il n'y aurait que demi-mal.  En réalité sa mémoire le dupe : elle recrée à mesure ce qu'efface l'oubli et cette création n'est jamais conforme à la réalité primitive.  Elle est inspirée par des notions longuement entretenues dans l'esprit, en l'espèce par l'image traditionnelle et légendaire de la guerre.  Cela explique comment ce témoin pourra raconter, en toute bonne foi, qu'il a vu et accompli des choses conformes à la guerre selon les livres, mais en contradiction avec son expérience de combattant." 

(Du témoignage, p. 118/119)

7. L'emprise de la légende.
"Mais l'agent déformateur principal, dans l'esprit du témoin de guerre, est la tradition : la guerre selon l'histoire, les romans et les journaux, la guerre apprise dès l'enfance, à l'école primaire, la guerre des discours officiels et des proclamations patriotiques, mais surtout la guerre gesticulante à la baïonnette et au couteau, guerre-rixe et corps à corps, — athlétique, sportive et héroïque, selon les uns, — odieux assassinat, meurtre réciproque par des civilisés abrutis d'alcool ou d'éther, ivres de carnage et barbouillés de sang, selon les autres...

Tous, nous avons dû lutter contre l'emprise de cette légende toute-puissante et c'est à peine si les plus lucides, les plus indépendants, ont réussi à défendre contre elle leur raison et la réalité de leur expérience. Le mensonge aux cent bouches était dans notre mémoire, il était dans tout ce que nous lisions, dans tous les commérages de secteur. Les cas si variés de cette lutte et de ces réactions, avec leur résultante, le dosage toujours changeant de fable et de vérité bigarrées dans les divers témoignages constituent le problème principal de l'analyse psychologique que je propose ici aux spécialistes. La fascination exercée par la légende et telle que la majorité des combattants la racontaient dans leurs lettres et pendant leur permission au lendemain même des événements qu'ils travestissaient. D'autres, refusant de trahir la réalité, gardaient le mutisme sur ce qu'ils savaient. Aujourd'hui, après douze ans, je n'ose penser aux faits que doivent raconter les anciens poilus repris par la vie civile et la tradition. La légende a peut-être regagné tout le terrain qu'elle avait perdu dans la tranchée."

(Du témoignage, p. 128)

Pour en savoir plus

Wikipedia (article sommaire)
"Du Témoignage", éditions Allia
Une citation de Céline sur la mémoire, extrait de "Guerre".

Pour changer de registre

Pour se divertir, quelques autres variations, plus innocentes, dans le domaine des histoires même pas vraies : les recueils de nouvelles de Julius Nicoladec.


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