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PhotoIvan Illitch

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Un père croate, perdu de vue dès l'âge de 6 ans (puis mort à la guerre), une mère d'origine juive. Ivan est né en 1926 à Vienne, que sa famille doit quitter en 1942, pour fuir les persécutions antisémites. Il fait ses études à Florence, puis à Rome, et décide de devenir prêtre. Il part en 1951 pour les Etats-Unis, et devient curé d'une paroisse portoricaine de New-York, puis vice-recteur de l'université catholique de Porto Rico. Il fait alors un double constat, qu'il s'agisse d'église ou d'école, il y a une grande distance entre les buts proclamés et les résultats. Il quitte ce poste en 1960, opposé à la position négative de sa hiérarchie sur l'usage des préservatifs. Il fonde alors le fameux Centre  international de documentation (CIDOC) à Cuernavaca, au Mexique, qui fonctionnera de 1961 à 1976. Il revient ensuite en Europe, où il enseignera notamment l’histoire du haut Moyen Âge. Il meurt en 2002 à Brême.

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Le principe du libéralisme, "rendre économiquement faisable ce qui est techniquement possible", en restant totalement indifférent aux multiples conséquences néfastes, est humainement catastrophique. D'une part, destruction du cadre de vie, les éventuels frais de restauration étant très rarement à la charge des profiteurs (comme dit une formule actuelle : privatisation des profits, collectivisation des pertes). D'autre part, la valeur même de la vie est pervertie, voire anéantie. Elle ne produit pas ce dont elle a besoin, elle est soumise à la consommation de ce qui a été inventé, aussi farfelu, aussi nuisible soit-il. L'alternative est claire : vivre activement sa vie, ou démissionner de soi-même dans une "salle des pas perdus", à attendre un train vers nulle part.

"Tous nos planificateurs du futur cherchent à rendre économiquement faisable ce qui est techniquement possible, mais se gardent bien, ce faisant, de réfléchir aux conséquences sociales inévitables : ils ne parlent jamais de l'appétit exacerbé, de ce désir irrésistible des êtres humains de bénéficier des biens de consommation et des services qui resteront toujours réservés à un petit nombre de privilégiés.

Ce futur, si nous voulons pouvoir y vivre, il me semble que tout dépend d'abord de notre volonté de choisir une existence active, j'entends, qui ne s'abandonne pas à la passivité de la consommation. Que faire si nous n'avons pas la force de trouver une façon de vivre où il nous soit permis d'être spontanés, indépendants et pourtant proches d'autrui ? Il ne nous resterait plus que cette existence où nous ne savons que fabriquer et détruire, produire et consommer, comme si nous étions enfermés dans une salle des pas perdus, en attente d'un train qui ne nous emmènera que vers une terre vaine et détruite. Ce ne sont pas des idéologies et des technologies nouvelles qui bâtiront le futur, alors qu'il nous faudrait déjà savoir quelles institutions seraient éventuellement bénéfiques, c'est-à-dire nous permettraient de développer notre activité, au lieu de notre passivité. Voilà pourquoi, me semble-t-il, il est nécessaire de disposer de critères nous permettant de les reconnaître parmi celles qui existent déjà, et de savoir où nous devons investir nos ressources techniques."

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La liberté de consommation : être "libre" (enfin, si nous en avons les moyens...) de choisir le modèle, la marque, la couleur même peut-être, du produit dont on s'est arrangé pour que nous puissions difficilement nous en passer. Être vraiment libre :  décider, selon les intentions propres qui donnent sens à notre vie,  de comment on s'y prend, et de quelles techniques ou objets on peut éventuellement se servir pour y parvenir. Dans le premier cas, l'homme est jouet de la technique, c'est la technocratie ; dans le second, les diverses techniques sont au service de l'homme, selon ses projets

" (...) La partialité d'une société dont la culture est systématiquement faussée par la confusion entre la croissance technologique et le contrôle technocratique. Le technocrate n'accorde de valeur à un milieu humain que si celui-ci lui permet une programmation plus efficace, c'est-à-dire la prévision des rapports et interactions entre l'homme et son environnement. Les possibilités que définit alors le planificateur doivent concorder avec les désirs de ceux qui sont soumis à son observation et que l'on appelle les bénéficiaires ! La définition de la liberté est, ce faisant, simplifiée : c'est le fait de pouvoir choisir dans une gamme de produits conditionnés.

Nous pourrions dire que l'on fait de la syntaxe une vertu : on la veut sans cesse mieux ordonnée, plus efficace et contraignante. Face à cette langue de la programmation, une contre-culture apparaît, elle affirme au contraire les vertus du contenu sémantique, la richesse de la connotation, plutôt que la puissance de la syntaxe capable de conduire à l'abondance matérielle. Ce n'est plus la garantie de qualité de l'instruction, dont on fait une profession, qu'il lui faut ; elle recherche l'issue imprévisible des rencontres avec les êtres, dont chacun est seul responsable. Le seul fait de redécouvrir la surprise personnelle, plutôt que de se fier à des valeurs produites par les institutions, est capable d'ébranler l'ordre établi. Nous serons à même de distinguer et de séparer les possibilités réelles que nous offrent les outils de la technologie, facilitant la rencontre, et le contrôle de plus en plus pesant des technocrates, parce qu'ils entendent tout savoir et prévoir lorsque des hommesgh sont en présence."

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Parmi les divers problèmes qu'un homme à affronter, certains sont non seulement d'ordre personnel, mais de dimension personnelle. Il est par contre évident que certains problèmes, qu'ils soient de portée individuelle ou collective, ne peuvent trouver de solution que collective. Qui pourrait construire seul les routes ou les hôpitaux dont il a besoin ? Il y a donc nécessité d'institutions pour prendre en charge ce qui ne peut l'être que collectivement. Mais les institutions, comme toute forme de pouvoir, ont souvent un triste destin. A l'origine, éventuellement (mais pas toujours) conçues pour prendre en charge au mieux les problèmes à dimension réputée (à tort ou à raison) sociale, les institutions deviennent souvent de grosses machines inefficaces et irrationnelles, sauf sur un point, la perpétuation, et la consolidation  de leur pouvoir. Dérive classique : d'un dispositif au service des hommes vers une machine aveugle broyeuse d'hommes.

Nous avons donc un choix à faire entre deux types d'institutions qui nous paraissent fondamentalement opposées. Certaines se sont développées de telle sorte qu'elles caractérisent et définissent notre époque ; les autres sont plus modestes et passent, pour ainsi dire, inaperçues. Les premières semblent chargées de la manipulation des êtres humains ; nous les appellerons donc institutions « manipulatrices » et nous les mettrons, pour la clarté de l'exposé, à la droite de l'éventail ou du spectre institutionnel ; à gauche, nous placerons celles qui, au contraire, facilitent les activités humaines. Contentons-nous de les définir pour l'instant comme « ouvertes » et non contraignantes. De la gauche à la droite, nous allons découvrir toute une gamme de nuances, et il nous sera, peut-être, possible de voir que l'évolution de certaines de ces institutions a changé leur coloration et les a fait se déplacer, dans la perspective de notre analyse, de la gauche vers la droite. Certaines, par exemple, facilitaient les activités humaines, elles organisent maintenant la production. Cette classification de gauche à droite est, certes, fort en honneur lorsqu'il s'agit de définir les convictions idéologiques des hommes, mais ne s'applique pas généralement à nos institutions. (Nous nous permettrons d'observer que dans le premier cas cette répartition permet rarement de faire la lumière, bien qu'elle puisse produire des frictions!) Quant à notre analyse spectrale des institutions, elle soulèvera, j'en suis persuadé, bien des objections ; mais notre propos n'est pas polémique, nous souhaitons seulement permettre par là l'ouverture d'un débat fructueux sur la valeur trop souvent ignorée des institutions,, et ce dans une perspective nouvelle. Il peut arriver, bien entendu, que l'opposition traditionnelle entre hommes de gauche et de droite ne se reflète pas forcément dans notre analyse, et que l'homme de gauche, en particulier, ne soit pas nécessairement l'adversaire des institutions que j'entends placer à droite. Or, nous constatons que les institutions modernes dominantes se retrouvent toutes dans la catégorie de droite. La même « radiation » les caractérise toutes.

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Il est un lieu commun tellement usité, qu'il est devenu, comme il arrive, une sorte d'évidence incontestable : que l'Etat décide ce qu'il est nécessaire de savoir. Mais ce qu'il est nécessaire de savoir ou non, ne l'est que dans le cadre d'un projet, d'une conception de la vie, d'un système de valeurs. Définir des programmes,  c'est décider à sa place de ce qu'une personne doit être. On finira bien par trouver indispensable à la formation du "citoyen", la connaissance de tel ou tel mythe historique ou religieux, et pourquoi pas des  coupes du monde de quoique ce soit, ou des faits marquants concernant les prétendus artistes de variété ...

Le premier article d'une charte des droits pour une société humaniste et moderne pourrait s'inspirer du premier amendement de la Constitution des États-Unis : « L'État ne fera aucune loi visant à l'établissement d'un enseignement donné "... » Aucun rituel ne doit être obligatoire.

Le démantèlement de l'institution scolaire passe par la promulgation de lois interdisant toute discrimination à l'entrée des centres d'études, parce que le candidat n'aurait pas suivi préalablement quelque programme d'enseignement obligatoire. Certes, cette garantie légale n'exclurait pas la possibilité de périodes d'essai, lorsqu'il s'agirait de remplir telle fonction ou tel emploi spécifique. Elle devrait, par contre, supprimer l'avantage absurde dont bénéficie celui qui justifie d' « études » exigeant une part trop importante des ressources publiques ou, pire encore, qui se pare d'un diplôme qui n'a aucun rapport avec une qualification précise ou un emploi quelconque. Il faut protéger le citoyen contre l'impossibilité éventuelle de trouver du travail par suite du jugement de l'école à son égard, et par là on pourrait le libérer de l'emprise psychologique de cette dernière."

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Comme les éducateurs ne conçoivent pas l'enseignement sans le certificat de garantie, il s'ensuit que le système scolaire ne conduit pas à l'éducation et ne sert pas la justice sociale ; au cours de la scolarité, on confond l'instruction et le rôle que l'on jouera dans la société. Pourtant, apprendre ne signifie-t-il pas acquérir quelque compétence ou quelque savoir nouveau, tandis que la promotion sociale se fonde sur des opinions que d'autres se font de vous ? Ainsi, s'instruire dépend souvent de quelque instruction reçue, mais la sélection pour un rôle social, pour un emploi sur le marché du travail, dépend de plus en plus de la seule durée des «études».

Et cette instruction représente le choix de circonstances favorables, propres à faciliter l'acquisition du savoir ; au contraire, le futur rôle social est fixé par un programme d'enseignement, au cours duquel le candidat doit satisfaire à un certain nombre de conditions s'il veut parvenir à l'acquisition du « brevet ». Au sein de l'école, l'enseignement donné est fonction de ces rôles futurs — non pas du savoir à acquérir. La raison n'y trouve pas son compte, pas plus que la vertu libératrice qui devrait être le propre de l'éducation, parce que l'école ne choisit d'enseigner que ceux qui satisfont, à chaque étape, aux mesures approuvées et définies au préalable par le contrôle social.

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Venons-en à une seconde illusion, sur laquelle s'appuie l'institution scolaire : on croit que l'éducation se fonde en grande partie sur l'enseignement. Et il est vrai qu'il contribue à l'acquisition de certains types de connaissance. Mais le savoir de la plupart des êtres humains ne leur vient-il pas d'expériences faites en dehors de l'école ? Admettons que dans certains cas elles le furent dans l'enceinte de l'école, dans la mesure où les habitants des pays riches y passent une part sans cesse plus importante de leur vie.

Ce que l'on a appris vous est souvent venu comme par aventure, et ce que l'on a voulu consciemment apprendre n'a que peu de rapport avec un programme d'enseignement. Ainsi, l'enfant a découvert dès son plus jeune âge le langage, sans qu'il lui fût enseigné. Il parlera assurément plus vite si ses parents lui prêtent attention. La connaissance d'une deuxième langue est due dans la plupart des cas à des circonstances particulières : changement de domicile, voyage, rencontre, etc. Croit-on encore que le goût de la lecture s'apprenne à l'école ? Interrogez l'amateur, il vous répondra que oui, insistez et il reconnaîtra bien volontiers qu'il n'y avait pas réfléchi et que sa première réponse était erronée. Mais si nos connaissances nous semblent être le fruit du hasard, ou si nous les tirons d'autres activités que nous appelons loisir ou travail, il n'en reste pas moins qu'un apprentissage puisse se concevoir, puisse bénéficier d'un enseignement organisé.

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La déscolarisation de notre conception du monde exige que nous reconnaissions la nature, à la fois illégitime et religieuse, de l'entreprise éducative elle-même, parce qu'elle entend faire de l'homme un être social en le soumettant à un traitement par des méthodes techniques appropriées.

Adhérer à l'éthos technocratique nous conduit à vouloir mettre sur le marché tout ce qui est techniquement réalisable, et peu importe si les bénéficiaires en sont forcément peu nombreux ou s'ils en éprouvent ou non le désir. Surtout, les privations ou la frustration de la majorité des êtres humains n'entrent jamais en ligne de compte. Si, par exemple, il est possible de concevoir le traitement du cancer par la bombe au cobalt, il faut que la cité de Tegucigalpa dispose des appareils dans chacun de ses deux grands hôpitaux. Avec ces crédits-là, on aurait pu lutter dans tout le Honduras contre la prolifération des parasites... Suggère-t-on des vitesses supersoniques, qu'aussitôt il convient d'accélérer les voyages de quelques-uns. Le vol vers Mars ? Soit, et on trouvera une raison pour qu'il paraisse indispensable ! Dans l'éthos technocratique, la pauvreté est modernisée : des solutions anciennes existaient-elles ? De nouveaux monopoles viennent les interdire. A la pénurie des biens de première nécessité vient s'ajouter la conscience de l'écart sans cesse plus grand entre les services techniquement réalisables et ceux qui sont, dans la pratique, accessibles à la majorité.

Un enseignant devient « éducateur » dès qu'il: se rallie à cet éthos technocratique. Il agit ensuite comme si l'éducation était une entreprise technologique conçue pour insérer l'homme dans l'environnement que crée le « progrès » de la science. Il se refuse à voir l'évidence : le vieillissement programmé de tous les biens se paie fort cher (le coût de la formation du personnel capable de s'adapter aux techniques nouvelles est sans cesse plus élevé).

Un texte en ligne : Energie et équité
"Une société sans école", collection "Points essais"

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Pour se divertir, quelques autres variations, plus innocentes, dans le domaine des histoires même pas vraies : les recueils de nouvelles de Julius Nicoladec.


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