| |
![]() |
![]() 1839 - 1914 |
Prologue
|
Cliquez sur la flèche ci-dessous |
Prologue Dans la rubrique "Grands philosophes", nous viennent de préférence les noms de grands conteurs, mais d'un genre souvent assez pervers, qui veulent canoniser leur fable en sainte vérité. Hegel et sa grande épopée magique du grand dieu à double visage, réel et rationnel. Descartes et ses fameuses blagues pataphysiques du cogito et de l'argument ontologique. Platon et son inénarrable (c'est lui qui le dit) ascension vers la beauté en soi, en faisant un passage par les petits garçons. Et quand l'un d'entre eux a un peu plus de don critique, tel le petit Kant qui entraperçoit qu'on ne retrouve dans tout ça que ce qu'on y a mis, il nous fait le coup de reprendre de l'hémisphère droit ce qu'il avait concédé de l'hémisphère gauche, et ça se termine lamentablement dans le sublimement sinistre impératif catégorique de la métaphysique des mœurs. Reconnaissons leur néanmoins, aux uns et aux autres, un sens indéniable de la poésie surréaliste. Il y a cependant un autre genre, qu'on peut d'ailleurs rencontrer mêlé au premier, tant le monde est cruellement déroutant, eu égard à la naïveté fate de nos attentes. Un genre qui voudrait ne pas s'en laisser conter, serait-ce même par soi-même. Fable à part, que peut-on dire qui vaille ? Y a-t-il à raconter du monde autre chose que des calembredaines réconfortantes (pour les uns à défaut des autres), dont le dernier ressort est toujours un effet de pouvoir ? Charles Sanders Peirce est de cette sorte-là. Nos conceptions sont des croyances. Mais il y a croire et croire, et toutes les nuances qu'on voudra entre les deux. Peirce s'inquiète de ce qui les peut plus ou moins justifier. Il n'y a pas d'autre moyen de jauger une croyance que d'en apprécier les conséquences. Disons avec une vulgarité toute anglo-saxonne : que d'en évaluer les effets pratiques. Quand on y réfléchit, on en vient à considérer qu'une conception quelconque n'est rien d'autre que l'ensemble de ses effets pratiques. Telle est le constat qui définit le pragmatisme. Vilain mot, au triste sort : d'un côté aussi hautainement méprisé qu'incompris par le bel intellectuel continental, d'un autre côté justificatif lamentable de tous les machiavélismes. Sa destinée malencontreuse, William James aidant, fut telle, que Peirce y préféra l'appellation de pragmaticisme. Sans aucune prétention exhaustive (l'œuvre est aussi monumentale que morcelée), tentons une première approche de cet homme qu'on peut bien tenir pour un autre briseur d'idoles. A commencer par cette grande leçon : qu'il n'y a d'autre morale que la logique. |
Petite biographie Fils d'un professeur de mathématiques et d'astronomie de l'Université de Harvard, Charles Sanders Peirce s'intéressa très jeune à la logique. Il obtint un diplôme de chimiste. Il souffrit toute sa vie de névralgie faciale, expliquant un caractère difficile, instable et dépressif, et sa tendance à l'isolement social. Travaillant de manière intermittente dans des travaux de géodésie et de gravimétrie pour le "United States Coast Survey" de 1859 à 1891, il fit à ce titre plusieurs séjours en Europe. Il mena une carrière de scientifique, notamment comme assistant de l'observatoire astronomique de Harvard, et fut élu membre de l'Académie nationale des sciences en 1876. Il fut apparemment le premier à définir le mètre à partir de la longueur d'onde d'une certaine fréquence de lumière. Il fut conférencier en Logique en 1879 à l'Université John Hopkins. A partir des années 1880, son activité professionnelle eût à souffrir de son activité de recherche dans les domaines de la logique, de la philosophie et de la science, sujets sur lesquels il écrivit de nombreux articles pour le "Century Dictionary". Il perdit tout emploi régulier à partir de 1891. Sa carrière fut handicapée par sa personnalité assez asociale, mais aussi par l'hostilité personnelle d'un autre scientifique de renom, Simon Newcomb. Sa première femme le quitta en 1875, et divorça en 1883. Entre-temps, il vécut avec celle qui devait devenir ultérieurement sa seconde femme, Juliette Froissy. Cette situation lui fit perdre son emploi à l'Université, et l'empêcha d'en retrouver un ailleurs, grâce aux bons soins de Newcomb. A l'aide de l'héritage de ses parents, il s'achète en 1887 un domaine rural sans rapport économique près de Milford, en Pennsylvanie. Il y construisit une grande maison dans laquelle il passa le reste de sa vie dans une certaine pauvreté, à poursuivre une oeuvre aussi prolifique que morcelée, et bien sûr non publiée. Il parvint à survivre grâce à l'aide d'amis, et aussi d'admirateurs, principalement le philosophe William James, qui lui dédicaça sa "Volonté de croire", et intervint de manières diverses en sa faveur. Celui qui fut, selon Bertrand Russell, le plus grand penseur américain, et qui est reconnu de nos jours comme tel, mourut à Milford en 1914, dans l'oubli et la pauvreté, laissant derrière lui une oeuvre immense et dense, avec des centaines de milliers de pages manuscrites. |
Une pensée sans commencement ni fin. Le sens philosophique le plus courant du terme "intuition", avec des variantes éventuellement importantes selon le contexte philosophique, par exemple chez Descartes ou chez Kant, est l'existence d'une connaissance immédiate, qui n'est pas la résultat d'une connaissance intérieure. Or, en cela fidèle à la formule hégélienne selon laquelle l'immédiat est toujours déjà médiatisé, Peirce nie la possibilité même d'un donné quelconque qui ne soit pas résultat du passé de la connaissance. C'est qu'il y a une illusion de l'intuition. Il est clair que c'est une chose d'avoir une intuition, et que c'en est une autre de savoir intuitivement que c'est une intuition. Le prétendu pouvoir intuitif de reconnaître qu'une connaissance n'est pas le produit d'une connaissance antérieure est tout à fait illusoire. Il n'y a au fond guère de différence entre considérer comme absolue la crédibilité d'une autorité et considérer une intuition comme un donné irréfutable. Tout avocat sait combien il est difficile pour les témoins de distinguer entre ce qu'ils ont vu et ce qu'ils ont inféré. Berkeley a ainsi montré comment la perception de la troisième dimension de l'espace est une inférence, et non une donnée des sens. Vouloir absolument remonter à un premier terme est peut-être un besoin psychologique, notamment par peur de la "régression à l'infini", mais relève néanmoins d'une illusion rétroactive. Ainsi la pensée n'a ni commencement ni fin assignables : en deçà, même s'il en va du devenir que cela finisse par nous échapper, il y a toujours déjà eu nécessairement quelque chose ; au delà l'essence du sens est d'être appel vers son sens futur, par la poursuite inéluctable des interprétations. |
|
|
Une signification interminable Il n'existe de pensée qu'à travers des signes. Mais, à la différence du dualisme usuel en la matière (par exemple opposant signifiant et signifié), Peirce analyse le fonctionnement du signe de manière tripolaire. Pour qu'il y ait signification, il faut bien qu'il y ait un signe matériel dénotant un objet de pensée, mais cela ne fonctionne que parce qu'il y a un troisième terme, qu'on a tendance à occulter : l'interprétant, qui est celui qui établit une représentation mentale de la relation entre le signe et l'objet. Le signe, possibilité même de signifier, est premier, l'objet, c'est à dire ce dont on parle, est second, mais il ne faut pas oublier le troisième terme, qui effectue la relation de signification, l'interprétant. |
|
Toute image est construite On sait depuis Berkeley ("Sur la vision") que la perception d'une troisième dimension de l'espace, disons la profondeur, n'est pas du tout une intuition immédiate, mais une déduction de l'esprit. |
Empirisme et métaphysique Tenir pour vérité ce qui plaît à l'esprit : telle est la genèse traditionnelle des conceptions métaphysiques. Peirce n'accorde évidemment aucune valeur de vérité à ces inventions agréables (ou non), qui prétendent décrire le monde indépendamment de toute expérience. Mais cela n'exclut aucunement la préoccupation métaphysique. On peut légitimement enquêter sur la possibilité même de toute réalité. Trois niveaux d'interrogation se dégagent alors : la question de la possibilité même de toute réalité (priméité), celle de son existence effective (sécondéité), celle de la règle qui la gouverne (tiercéité). Toute existence peut être décrite à la fois comme action et comme réaction. Mais cette description reste insuffisante si elle ne s'interroge pas en deçà sur sa possibilité formelle et au delà sur son insertion dans une série à laquelle il appartient. Ainsi cette montre-ci n'existe d'une part qu'à partir du principe de la mesure de la durée, d'autre part comme exemplaire particulier des montres en général. |
Suppléments :
T.P.I. sur voir et penser (la tache aveugle). ![]() |