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Parce que c'était elle, parce que c'était moi.

Quand je la vis la première fois, je sus tout de suite avec une évidence implacable que je changeais de vie. Ou plutôt, que ma vraie vie venait juste de commencer. Que jusqu'ici, ça n'avait été que de la préparation, du prénatal prolongé en quelque sorte. Je n'avais même jamais imaginé qu'un être de cette sorte puisse exister. Je ne sais pas si c'était ce que les autres appelaient jolie, mais pour moi c'était incroyable. Il y avait dix mille choses en même temps, je ne parvenais pas à les isoler toutes, j'étais submergé par l'ensemble. Il y en avait tout de même deux qui me brûlaient littéralement les yeux, qui faisaient vaciller ma cervelle. D'abord son sourire, mi-provocateur, mi-pudique, un peu asymétrique, avec cette commissure qui se relevait un peu plus sur la gauche. Un sourire à l'image de sa personne entière, de son attitude difficile à cerner, une sorte de rentre-dedans qui reculerait l'air effarouché. Et puis le regard, fuyant incessamment de nulle part en ailleurs, puis tombant dans le vôtre l'instant d'un éclair, sans qu'on ait pu s'y préparer. Et là, je me sentais d'un seul coup plus dénudé que si j'avais été déshabillé, moralement à poil devant ce petit être dont je sus immédiatement qu'il me mènerait je ne savais pas où.

Je n'étais pourtant plus totalement innocent, en tout cas plus vierge. J'avais déjà connu trois quatre filles, et avait même fait l'amour avec deux d'entre elles. Je m'étais même imaginé avoir vraiment connu ce qu'était l'amour, d'ailleurs plutôt avec une avec qui je ne l'avais pas fait. Mais maintenant, il devenait évident que je n'avais rien connu du tout, juste eu quelques petites émotions, rien fait de très sérieux, juste accompli quelques gestes. Cette fille là, mais pouvais-je me contenter d'appeler cet être une fille, me donnait la certitude que rien encore n'avait eu lieu.

J'en étais là de ma paralysie, et devais sans doute ressembler à un demeuré, quand elle intervint, avec cette simplicité minimaliste, cette efficacité imparable, qui devaient toujours par la suite me laisser pantois. « Tu viens ? », demanda-t-elle. Où, pourquoi, comment, je n'en avais aucune idée, et cette incertitude généralisée devait durer le reste de mon histoire, mais je sus immédiatement qu'il n'y avait aucune autre issue dans la marche du monde, et que j'allais y aller nécessairement. Il n'y avait même en moi aucune arrière-pensée, aucune intention. Elle me demandait de venir, je venais. C'était une relation de cause à effet aussi inéluctable qu'une loi de physique. Que fîmes-nous, cette première fois, qui aurait dû, selon les usages en la matière, me laisser tant de souvenirs ? Je ne sais, nous allâmes. De toutes façons, aucun détail ne pouvait tenir face à sa présence. Elle existait tout simplement, infiniment, de ce foyer invisible d'où elle rayonnait, et le monde alentour semblait face à elle ce qu'il était en fait, irréel.

On m'avait déjà fait quelquefois le coup de la promenade romantique, et, au bout de deux minutes, je me demandais comment leur prendre la main. Non que leur main m'intéressait spécialement, mais il fallait bien commencer par le plus admissible socialement. Et si d'aventure, j'y arrivais sans incident, je visais d'autres avancées. Avec elle, rien de ce jeu coutumier et dérisoire. J'aurais rougi de honte d'avoir à son égard une quelconque pensée je ne dirai pas malsaine, mais simplement un tant soit peu douteuse. Ce n'était pas que je ne pensais pas à sa peau, mais rien qui ne soit hautement avouable. C'était pour moi la limite entre le mystère intensif de toutes les présences possibles qu'elle concrétisait en elle et l'extérieur factice de ce pseudo monde qui s'étalait vainement.

Il n'est qu'une chose de cette première fois qui s'inscrivit d'office en moi avec une netteté absolue, même s'il y en eut ultérieurement maintes autres occurrences. Elle n'embrassait à chaque rencontre que deux fois, jamais une de plus, je n'aurais d'ailleurs jamais songé à seulement envisager autre chose, une fois pour dire bonjour, une fois pour dire au revoir. Il était quasi impossible d'expliquer cette expérience là à qui ne l'avait pas vécu. Deux composantes techniques pouvaient cependant être précisées. La première, qu'il n'y avait pratiquement aucun mouvement de ses lèvres. Elle les posait simplement, effleurant à peine la joue. On ne sentait fugitivement qu'un bref contact soyeux. La seconde concernait la position, qui relevait d'une finesse d'appréciation infaillible dans l'ambiguïté. Sur la joue, certes, mais trop près de la bouche pour n'être que politesse amicale usuelle. Trop loin aussi cependant pour qu'on ne se sentît pas coupable si d'aventure on s'était laissé aller à un soupçon d'appréhension érotique de la chose. Elle embrassait de manière inassignable. A ce moment votre peau vous apprenait que vous n'étiez pas de chair, que l'essence du monde n'était ni à voir, ni à sentir, et certainement pas à penser. Ses lèvres étaient à elles seules une initiation approfondie de l'hindouisme, elles vous livraient à nu la simple présence de ce qui est.

Ce fut l'amour fou, comme on dit bêtement. L'amour fou, mais l'amour pur. L'amour sans ces tâches honteuses, sans ces vulgarités physiologiques des choses du sexe. Elle m'apprit que la sexualité n'était jamais que l'absence de rencontre de deux solitudes, en tout point contraire à cette fusion retrouvée qu'est le véritable amour. Je sus par elle que l'union se faisait beaucoup mieux côte à côte que l'un dans l'autre. Jamais il ne fut question entre nous de ces stupides frottements de surface, où l'on prétend aimer parce que des terminaisons nerveuses s'excitent mutuellement dans l'ignorance, et au fond dans l'indifférence de ce que chacune provoque en l'autre. Ces histoires d'organes visqueux, d'intromissions ridicules et prétentieuses, de sécrétions sordides lui répugnaient autant qu'à moi depuis que je la connaissais. Comment donc avais-je pu dans ma vie antérieure confondre ces basses besognes avec ce que l'on nommait l'amour ?

Non, ce qui m'intéressait, ce qui me passionnait en elle, c'était ce qu'il y a au fond de plus inexplicable à expliquer, ce que j'appelais faute de mieux sa présence. J'avais cru comprendre que la récompense suprême qu'était pour le brahmanisme le Nirvana, était une pure coprésence à la divinité, à l'âme collective, sans pensée, sans sensation. Une sérénité suprême qu'on pouvait aussi bien tenir pour la plus grande plénitude de l'être que pour un anéantissement. Mais un anéantissement ambigu, qui se sait tel. Eh bien, c'était cela que je cherchais près d'elle, cela que je trouvais près d'elle. On était fort loin de ces petites appétences sordides, de ces emboîtements disgracieux, de ces gémissements et de ces râles grotesques, de ces odeurs méphitiques qui formaient le tableau de ce que d'aucuns appelaient l'amour. Il s'agissait pour moi de tout autre chose : elle était là, elle était.

Bien sûr, la bête sommeille, quoiqu'on en ait. Il m'arrivait parfois devant de jolis corps féminins un peu trop provocants de sentir ce je ne sais quoi, cette sorte d'émotion, si l'on peut appeler cela ainsi, qui vous prend sournoisement au bas ventre, vous travaille sourdement la colonne vertébrale du bas des reins jusques aux cervicales, et ronge insidieusement votre lucidité à vous faire faire et dire n'importe quoi. Mais je ne voulais surtout pas que ma présence à elle puisse être entachée de telles bassesses. Comme d'autres avant nous, nous nous étions posés la question de comment nous débarrasser de ces pièges primitifs. Après tout, on m'avait bien appris que la culture humaine s'était constituée par un refus de l'état naturel. Alors pourquoi ne pas se débarrasser une fois pour toutes de ces affaires de sexe ? Nous avions donc envisagé une opération, pour couper court à la base à toute tentation. Nous n'avions d'ailleurs pas imaginé, à ce sujet, que l'on soit dans nos sociétés aussi peu propriétaires de son propre corps, et qu'il eût pu y avoir tant de tracasseries pour se débarrasser d'un accessoire nuisible, alors même qu'on pouvait en toute impunité se faire siliconer les seins ou se faire raboter un nez ayant trop de personnalité. Nous étions néanmoins sur le point de parvenir à un arrangement semi clandestin et quelque peu onéreux, quand nous fumes saisis d'un scrupule. Piètre victoire en effet que de ne pas mésuser de ce dont on n'a plus la disposition. Il n'y avait de plus aucune raison de donner à cet organe là une importance telle qu'il eût été nécessaire de procéder spécialement à son éradication, et à nul autre. Tout ce bric à brac mal agencé qu'on nomme le corps n'est jamais que de la mauvaise extériorité, de l'habillage kitsch pour cacher l'invisible. Autant faire avec, tel qu'il est, et par sa dénégation, retrouver la présence réelle qu'il occulte. Nous avions compris enfin que le pénis était vraiment, comme d'aucuns le prétendaient, un instrument d'amour, mais pour des raisons inverses que celles évoquées. Car c'était en ne s'en servant pas qu'on pouvait vraiment prouver son amour, et attester qu'on en était pas simplement à vouloir satisfaire quelque petite démangeaison interne. Il est d'ailleurs banal de constater que l'amour familial, mère fils, père fille, est quelque chose de beaucoup plus durable, souvent beaucoup plus profond, que la beaucoup plus fragile rencontre homme femme en général, même et surtout si celle ci a l'air plus passionnée. Mais en ce qui nous concernait, c'était encore mieux, car le refus du sexe, ou plutôt l'utilisation de ce refus, était pour nous conscient, explicite.

Ah, nos longues promenades matinales, très matinales, dans les sous-bois encore humides et frais&8230; Elle m'avait appris que le petit matin était une autre espèce de temps que le reste des heures, qu'on y était hors du temps normalement socialisé. Les lève-tard ne sauront jamais qu'il existe ce temps parallèle qui ouvre à un autre monde. Pour la sentir vraiment, elle qui était, plus encore qu'un quelconque dieu, celle là même qui était, pour inhaler cette odeur qui mieux encore que son image donnait en négatif la révélation de sa présence, il fallait la sentir dans ce bouquet matinal des futaies mal réveillées. Alors parfois, quand la conjonction idoine des sensations croisées en créait l'instant propice, je lui prenais la main. Mais ne vous y trompez pas, rien de ces petites man&339;uvres initiales qu'on pratique, dans l'espoir d'obtenir plus de chair. Sa main dans la mienne servait juste à éprouver la fausseté de notre prétendue juxtaposition dans l'espace. Ces mains unies, paume à paume, nous prouvaient au contraire qu'il n'y avait que transition continue pour passer de l'un à l'autre de nos deux êtres, que ce « deux » illusoire désignait tout au plus deux pôles de la même réalité diffuse que nous étions. Même « deux pôles » semblait donner trop de réalité séparée à ce que nous ressentions bien comme n'étant qu'un seul, nous-même au singulier. Il n'y avait alors plus rien, l'espace renonçait à faire semblant de contenir plein de choses diverses, il s'avouait enfin comme habité tout entier de sa seule présence à elle, discrètement soulignée de la mienne qui n'en était qu'une participation.

« On rentre ? », s'enquérait-elle, avec sa sobriété coutumière. Difficile d'ailleurs d'apprécier s'il s'agissait d'une question, d'un ordre, d'un constat. Toujours est-il que l'éternité se brisait soudain, on se retrouvait sans transition projeté dans le monde terrestre. Moi qui, ne pratiquant pas, m'étais parfois demandé comment les croyants pouvaient sortir de l'église après l'office, passant brutalement de la communion surnaturelle avec le créateur à l'insertion quotidienne et vulgaire dans ce bas monde, j'avais appris, grâce à elle, qu'on pouvait ainsi passer de la transcendance éternelle à l'instant futile de l'ici et maintenant par solution de continuité. A chaque fois, la même ellipse, avant que je pusse comprendre, elle m'avait, avant de disparaître, gratifié de son baiser déconcertant. Et je me retrouvais seul, non seulement seul parce que sans elle, mais paradoxalement seul parce que sans moi, dans ce quotidien inutile, dont le seul sens était de faire valoir par son attente la prochaine apparition de l'être.

Je fus heureux comme nul ne peut l'imaginer. Je ne saurais même pas préciser combien notre histoire dura. D'abord, ce n'était pas une histoire, c'était tout ce qu'on voudra sauf une histoire, comme vous l'avez pu constater. Mais surtout, la notion de mesure d'une durée ne s'y appliquait guère. Ceux qui croient atteindre les cieux en pratiquant leurs gesticulations copulatives chronomètrent-ils leurs extases fugaces ? Alors comment donc saurais-je combien de temps légal dura ma pratique de l'éternité ? J'aurais bien dit dix ans, des malveillants prétendirent dix mois. Cela importe peu, cela ne pouvait logiquement pas durer. Car ce qui dure se mesure, et ce qui se mesure n'est pas éternel. Cela ne pouvait métaphysiquement pas durer. Seuls ceux qui l'ont connue peuvent comprendre que l'éternité ne peut pas durer sempiternellement.

J'ignore ce qu'elle devint. Mais il y eut une fois, cette fois fatale, où le baiser impromptu de l'au revoir fut le dernier, un au revoir sans revoir. Mais je ne le savais pas. Je ne fis rien pour la chercher. Elle ne l'aurait pas toléré, mais je n'en avais pas même l'idée. Quel sens à rechercher quelqu'un qu'on a vraiment rencontré ? On ne pourrait pas le rencontrer une seconde fois. Certains crurent bon d'entreprendre de me consoler, ce dont je n'avais nul besoin. Comme en toute affaire qui prend une dimension mythique, les bruits les plus fous circulèrent. Certains savaient qu'elle était entrée en un couvent. D'autres qu'elle était retourné chez ses parents dans je ne sais quelle contrée exotique. On prétendit même avec insistance, et en donnant parfois des précisions troublantes, que j'étais bien le seul du canton à ne pas lui être rentré dedans, ou à ne pas lui être passé dessus, selon le sens métaphorique des médisants. On me dit que ç'avait été une nymphomane forcenée, que ces fameux sourires que j'avais cru indéfinissables n'étaient que pure moquerie. A mon ami Jérôme, qui prétendait vouloir me déniaiser, en me demandant de deviner comment il avait bien pu avoir connaissance de ces deux petits grains de beauté qui se répondaient tout là haut, à l'intérieur de ses deux cuisses, je soutenais, sans même me demander si j'y croyais, que ce n'était qu'une infamie divulguée par une copine jalouse dont je n'avais pas voulu m'occuper. Certains soutinrent aussi qu'elle était partie en Amérique avec trois frères, sportifs d'un petit renom, qui auraient été ses amants d'avant même que je la connaisse. Enfin, vous savez, ce qui fait la force et la richesse de la rumeur, c'est son côté syncrétique, et son indifférence à la contradiction. Au grand étonnement de mes proches, peu m'importa. Que vouliez-vous qu'une quelconque histoire, qu'un quelconque scénario, ait à voir avec ce que j'avais connu ?

Je ne fus pas désespéré. Pourquoi l'aurais-je été, puisque j'avais fait partie de ces favorisés des dieux qui ont connu ce qu'il y avait à connaître ? Je savais simplement qu'on ne vit qu'une fois. Que bien malin qui saurait discerner la virtualité du réel des trente-six facettes de ce qui a eu lieu, que l'important était d'avoir vécu la bonne histoire, celle qui n'en était pas une. Au fond, j'avais eu une chance au dessus du sort usuel des mortels. J'avais eu une vie avant ma vie, j'en avais une après. L'horreur de la mort est qu'on ne sait plus qu'on a été. Eh bien moi, pendant asymétrique du fait que j'avais su exister avant ma vraie vie, je savais que j'avais vécu. Je ne pouvais que lui vouer une gratitude définitive, pour m'avoir mis dans cette situation autrement impossible, de pouvoir contempler ce qui avait été ma vie. Je lui devais éternellement merci de m'avoir abandonné au paradis.

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Par l'auteur de cette page, quelques textes pouvant valoir le détour : les recueils de nouvelles.


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