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EN LONG ET EN TRAVERS

Q

uand je voyais mon pauvre frère, de deux ans mon aîné, et ce que la vie, comme on dit, avait fait de lui,… Pas tout à fait ce que l’on appelle méchamment un déchet, mais enfin pas très loin. L’impression était accentuée par cet air arrogant qu’il affectionnait, croyant apparemment par là sauver la façade. Tout en lui repoussait, la prétention à avoir un genre de ses vêtements sales et hasardeux, le ton sentencieux avec lequel il débitait des fadaises qu’il croyait originales parce qu’elles étaient stupidement mensongères, son teint d’un jaune grisâtre assorti aux gitanes maïs qu’il fumait, ses joues creusées de sous-alimenté tout de même un peu volontaire, parce que l’embonpoint ça fait bourgeois, cette manière pathétique qu’il avait de vous raconter toutes les injustices qu’il avait subies, et qui expliquaient toute la différence d’avec son frère le privilégié…  Et bien, contre toute attente, les réactions étaient partagées à son égard. Il y avait ceux qui, comme moi, mais bien sûr j’étais en cette affaire juge et partie, trouvaient que nous étions devenus réciproquement ce que nous nous étions fait devenir, que sa lâcheté, sa paresse et sa compromission avec lui-même, avaient bien fini, malgré les aléas, malgré la complexité des enchaînements et des interférences, toujours plus grande qu’on ne le suppose, par porter leurs conséquences globalement inéluctables. Mais il y avait aussi les humanitaristes, qui au contraire trouvaient un bel objet d’émotion a contrario dans un tel repoussoir. Ca leur cajolait la pitié, ils se sentaient meilleurs, ils se sentaient plus humains de tant de compréhension. Ceux-là avaient souvent en outre la prétention que je me sente coupable de ce qu’ils appelaient ma chance, ils voulaient que je le plaigne de ce qu’il était devenu, et que je déplore l’injustice de ces deux situations si différentes. C’est alors, cette alternative tranchée se répétant fréquemment, que je me mis à saisir qu’il y avait deux manières de regarder les choses : en long et en travers.

 

La vision en long, je l’appelais longitudinale, correspondait à ma vieille éducation plus ou moins rationaliste, qui veut qu’on remonte d’une conséquence à ses causes pour en comprendre l’aboutissement. Certes, une solide formation dialectique me préservait de la naïveté de croire qu’on pouvait résorber l’enchevêtrement du réel dans des consécutions causales limpides et simplettes. Mais enfin, peu adepte de la génération spontanée, j’aimais à croire qu’un fait quelconque s’éclairait de ses antécédents. Honteusement réactionnaire, je me refusais par exemple à pleurer a priori sur le sort d’un déshérité, ou à m’indigner des privilèges d’un nanti, sans savoir de quel passé résultait cette situation. Qu’un stupide fils à papa profite à vie de l’héritage me semblait très injuste, mais je ne voyais rien à redire à ce qu’un homme soit riche de ce qu’il avait su produire ou inventer. Je trouvais scandaleux qu’une vie de misère soit déterminée par la seule naissance, mais ne parvenait que médiocrement à m’émouvoir du triste sort résultant d’une inaction. Et les sophismes prétendant que celui qui n’avait rien fait, c’est qu’il n’avait rien pu faire, me semblaient un peu honteux à moi, qui avait eu tant de difficulté à faire, et même à vouloir faire, mais qui cependant y était quelque peu parvenu, à l’arraché.

Je finis toutefois par entrevoir qu’il était une autre manière de regarder, dans la simple simultanéité, ce que j’appelais la vision en travers, la vision latérale. Et s’il semblait à première vue un peu stupide de regarder ce qui est tel qu’il se présente de manière immédiate, sans chercher à comprendre d’où les divers composants du tableau résultaient, il m’apparut que cette manière aveugle de ne voir que le visible sans son histoire, avait aussi quelque intérêt. D’une part, à toujours vouloir rattacher les conséquences à leurs causes présumées, alors qu’on ne pourra jamais en poursuivre l’exigence ad infinitum, on s’enferme dans le poids toujours plus lourd et néanmoins incomplet d’un passé qui ne laisse plus de place à la vivacité du bel aujourd’hui. Qu’il faut pouvoir recommencer, repartir à zéro, sans quoi il n’y a pas de présent, juste une continuation du passé. D’autre part, qu’il arrive un moment où les distorsions du présent, quelles qu’en soient les éventuelles justes causes, sont une cause de blocage, et qu’on ne peut pas alors ne pas les prendre en considération. Qu’un frère prospère à côté d’un frère raté, ça compose un monde bringuebalant, même s’il y a de bonnes justifications à cela. C’est ainsi que je me trouvais sur la croisée de cette double direction du monde : causalité et transversalité. 

 

Alors me vint cette révélation : de même qu’il est des gens plus visuels et d’autres plus auditifs, que les uns y voient mieux, mais n’entendent pas toujours très bien ce qu’il y a à entendre, que les autres ont l’oreille attentive, mais ne retiennent pas toujours très bien le tableau, il en est qui perçoivent mieux les choses dans leur coprésentation spatiale, et d’autres qui saisissent mieux les consécutions. On pourrait simplifier en disant aux visuels l’espace, aux auditifs le temps, mais l'opposition peut être plus complexe. D’où résultent deux appréhensions différentes, voire opposées, de l’injustice. Certains la voient dans les disparités de la coexistence, et se trouvent choqués de trouver des miséreux contemporains de bienheureux prospères. D’autres, dont j’avais été, l’entendent dans la déconnexion des causes et des conséquences, et trouvent inacceptable que ceux qui ont montré plus de responsabilité soient punis pour pallier à la déficience des autres. La seconde conception me semblait plus ancienne, la seconde tendant à devenir de nos jours dominante. Voyez-vous bien le renversement qu’il y a pu avoir dans le glissement qui s’est opéré entre les deux manières de dire qu’on ne comprend pas. On disait jadis : je n’y entends goutte. On dit de nos jours : je ne vois pas. Là où l’on s’inquiétait de ne pas entendre, on regrette maintenant de ne pas voir. La question peut alors se résumer de manière métaphorique : vaut-il mieux être sourd ou aveugle ? La question me préoccupait fortement, jusqu’à ce que je me dise que, pour peu qu’on s’y attarde, cette distinction semble assez bien recouper l’opposition, à certains égards tout de même assez énigmatique et fluctuante, entre ce que dans certains pays comme la France, on appelle conventionnellement  la droite et la gauche.

  

Qu’est-ce en effet qu’une logique de droite ? Ne demandez pas ce qu’est un homme de droite, car une telle chose, pas plus de gauche, n’existe guère de manière homogène. Et tel qui pour la vie sociale générale a des mœurs d’un bord, puisque bord il est censé y avoir, a des pratiques de l’autre genre pour l’éducation de sa fille. Contentons-nous donc de nous interroger sur le relativement repérable, à savoir ce que peut être un comportement de droite. Nous le qualifierons de comportement longitudinal, pour signifier qu’il prétend s’aligner sur les enchaînements causals. C’est un grand mérite de l’intelligence, peut-être ce qui distingue le mieux l'homme d’autres formes de vie, que ce souci de ne pas se laisser piéger par l’évidence aveuglante de l’immédiateté. Comprendre que ce qui est là ne prend son sens plein qu’à travers la manière dont il est advenu. Ce n’est pas seulement qu’il n’y a pas que le résultat qui compte, c’est que le résultat même n’existe que comme aboutissement. Il ne suffit donc pas de s’apitoyer sur une misère, il faut s’enquérir de sa genèse, que ce soit pour y remédier, ou pour en conclure qu’elle est justifiée. C'est-à-dire pour comprendre  qu'elle en est ou qu'elle n'en est pas une, un simple état de fait ne comportant pas en soi seul sa propre évaluation. Mais la pratique a des limites, qu’il ne faudrait pas commettre la naïveté monstrueuse d’ignorer. C’est que les enchaînements causals ne sont pas cloisonnés. Dans ce monde, tout s’entrecroise, et il est bien prétentieux de se croire en état d’y dégager des filaments consécutifs parfaits. La lisibilité n’y est jamais si grande qu’on se complaît à l’imaginer. Pour la moindre petite affaire, vous distinguerez, pour peu que vous y soyez suffisamment attentif, un enchevêtrement inextricable de raisons hétéroclites, physiques, affectives, sociologiques, chimiques, idéologiques, biologiques, certaines intervenant de manière principale, d’autres par la bande, certaines amenant juste une petite modification à la portée mal évaluable, par leur intervention latérale et furtive. Les interférences, les parasitages divers, plus d’autres connexions plus complexes que nous aborderons ensuite, y font que la traditionnelle relation de la cause à l’effet reste un bel et juste schéma mental de base, aussi indispensable qu’inexistant dans sa pureté. Ce n’est certes pas une excuse suffisante pour renoncer à la mise en perspective longitudinale. Mais il faut alors prendre garde que ce n’est pas un travail d’amateur, et qu’une relation causale simplette peut être plus redoutable d’incompréhension que l’aveuglement dans l’immédiateté.

 

Qu’est-ce maintenant qu’une logique de gauche ? Nous la qualifierons de transversale. Sa question n’est pas de chercher de quoi résulte ce qui est, mais qu’il est. On ne soucie pas trop alors de savoir par quel enchaînement cet homme se trouve-t-il ne pas manger à sa faim, mais du fait qu’il ne mange pas à sa faim alors qu’il y a ailleurs la nourriture suffisante. Vous me direz, c’est bien, il faut vivre dans le présent, car il n’y a pas au fond d’autre réalité. Il est vrai que devant l’urgence de la souffrance la question la plus urgente n’est pas celle de sa généalogie. Anesthésier d’abord, soigner après. Ce serait toutefois un bien dangereux médecin, que celui qui renverrait le malade calmé, en lui disant : puisque vous n’avez plus mal, inutile de s’embêter avec l’historique de l’affaire. Cependant, il est autre chose de plus fondamental dans la goût de la transversalité, que nous pourrions qualifier trivialement de souci de remettre les compteurs à zéro. Car s’il faut considérer les gens, les choses et les événements dans leur histoire pour saisir ce qu’ils sont, il faut aussi du passé faire de temps à autre suffisamment table rase, pour que ce qu’ils ont été n’hypothèque pas à jamais ce qu’ils pourraient devenir. Cette exigence est à double tranchant. Si vous ne remettez jamais à zéro, vous sclérosez, vous enfermez dans un présent sans espoir qui devient monstrueusement rigidifié du poids du passé, où tout n’est plus qu’affaire d’héritage. C’est alors comme si tout était joué d’avance, le monde n’est plus dans ces conditions que sa continuation sans intérêt, tout est déjà fini. Mais si vous tombez dans la manie d’appuyer sur la remise à zéro à chaque fois que s’esquisse une différence, c’est qu’au fond vous voulez que rien ne puisse commencer. La difficulté est évidemment que ce sont plus souvent ceux qui n’ont pas fait ou qui ont mal fait, que ceux qui se sont montrés efficaces, qui sont partant pour de nouveaux matins vierges. Mais ceux qui veulent que leurs premiers essais ratés soient déclassés en coups pour rien, n’apprécient généralement guère qu’on leur annule leur première réussite. Les privilèges de la transversalité sont aussi cruellement spoliateurs que les privilèges acquis de la longitudinalité sont cruellement oppresseurs.

J’en concluais qu’il n’est donc pas simple de se décider pour l’un ou l’autre camp, et qu’il fallait regarder avec beaucoup d’admiration, nuancée d’une petite touche discrète de mépris sarcastique, mais juste une touche, car aucun homme ne peut de toutes façons prétendre à être exhaustif, ceux qui, avec une belle assurance savent où se ranger. C’est une affaire compliquée, qui demande beaucoup de jugement, un doigté sensible, que de décider quand il faut avoir la perspective temporelle, quand il faut avoir la conscience transversale. Quand faut-il punir l’enfant de ses sottises, quand faut-il le remettre sur le même traitement que ses frères et sœurs pour cette fois ci innocents ? A partir de quand est-il judicieux qu’il y  ait prescription, selon la nature du crime ? Jusqu’où faut-il aider quelqu’un, à partir de quand faut-il lui faire comprendre qu’il doit se prendre en charge ?A partir de quand a-t-il été convenable de ne plus considérer les allemands comme de sales boches, mais comme nos amis et voisins européens ? Toutes ces questions sont de même nature, quand doit-on regarder en long, quand doit-on en travers ? Une chose semble certaine en ces domaines incertains, c’est que les doctrinaires bardés de leurs certitudes sont de dangereux maniaques, et que les jusqu’au-boutistes des deux camps doivent être neutralisés pour notre sauvegarde.

Mais ça me semblait être un problème bien plus grave que celui d’un engagement politique quelconque. Car sur ce point, je trouvais exacte la formule de mon cher frère le proscrit, tout en ayant toujours eu la délicatesse de ne pas lui faire remarquer que je savais fort bien que c’était une simple transposition d’une boutade de Freud concernant l’éducation des enfants : faites comme vous voulez, Monsieur, ce sera mal. Était-ce bien une affaire de vision du monde, ou n’était-ce pas le monde même qui s’articulait sur ce paradoxe, et se déployait ainsi de manière inextricable dans l’enchevêtrement du long et du travers ? Voyez ce que je veux dire. Il y a des liaisons causales manifestes, encore que l’on confonde souvent entre les causes et les occasions, comme on le fait fréquemment quand on parle par exemple des causes d’un suicide. D’abord, ces liaisons n’ont pas lieu chacune dans leur coin, mais dans un monde commun, qu’elles tissent de leur entrecroisement incessant, qui fait que bien malin qui suivra le fil avec certitude dans ce tissage. Ensuite et surtout, peut intervenir à tout moment un effet transversal inopiné. Le monde procède à de sauvages remises à plat, sans justification aucune. La logique du glissement des plaques tectoniques suit son cours, et des gens s’aiment d’amour à Lisbonne. Les deux histoires n’ont rien à voir, les plaques n’ont aucune espèce d’incidence sur les sentiments des amants portugais, et leur affectivité n’a réciproquement aucune influence sur les démantèlements terrestres, mais les unes détruiront les autres, avec une gratuité qui laisse indigné et pantois. A tel point que beaucoup, ne pouvant accepter un tel manquement à la logique des consécutions, qui subvertirait radicalement leur conception du monde, voudront à toute fin y voir l’expression d’une intentionnalité. Mais à l’inverse, beaucoup de choses se créent par le rapprochement hétéroclite de choses ou d’événements qui ne relevaient vraiment pas de la même histoire, à commencer par les enfants qui naissent de la rencontre fortuite de gens qui n’avaient parfois statistiquement à peu près aucune chance, et encore moins de raison, de se rencontrer. Il faut donc rajouter à notre compréhension causale que les rencontres sont le plus souvent gratuites et injustifiées, mais qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’à les prendre en charge, et que ce sera de toutes façons de gré ou de force.

  

On pourrait estimer en première approximation, c'est d'ailleurs une opinion courante, que la raison se déploie mieux en long, et que le sentiment s'épanche mieux en travers. Ainsi, pour s'en tenir à la version politicienne simplifiée standard, est-il courant que les adeptes de droite reprochent au camp alterne son manque de responsabilité quant aux enchaînements causaux, et que réciproquement les croyants de gauche imputent à leurs adversaires ce qu'ils appellent de manière archaïque, comme il est souvent dans leurs usages, un manque de cœur. Comme toujours dans ces oppositions sommaires, on y escamote la complexité dialectique de l'affaire, avec ses compensations secondaires à l'encontre. Que les transversaux semblent souvent plus  affectifs, et les longitudinaux plus logiques, semble pouvoir être rapporté, en première approximation, au double constat que l’espace est plus solliciteur d’affects et le temps de logique, précisément parce que l’un est le lieu des coexistences et l’autre le cadre des consécutions. Certains, friands comme mon cher frère de colorations scientifiques, pour faire provisoirement incontestable, iront jusqu'à vous étayer cela d'une belle fable biologique, arguant  pour les uns ou pour les autres, d'une prédominance du cerveau droit ou du cerveau gauche. Cependant, pour brouiller les pistes, un beau drame affectif, romantique et irrationnel comme il se doit, aura tout de même comme essence de se déployer dans le temps. A moins justement, m'objectais-je parfois à moi-même,  que le drame ne se caractérisât  par une intrusion de la coexistence dans la consécution, faussant alors la belle simplicité de l'opposition théorique entre les deux axes.

Il y avait cependant un curieux paradoxe comportemental qui m’avait toujours surpris chez mon cher exhibitionniste de frère. Alors qu’au vu de son passé et de son présent résultant, il semblait le dernier à être habilité à disserter sur la logique des enchaînements temporels, il était toujours à vous donner des leçons d’histoire. Élargissant sur ce point le champ de mes investigations, je compris que c’était une compensation naturelle et universelle des impuissants temporels. Moins ils avaient le sens de la cause et de l’effet, plus ils avaient des prétentions à vous expliquer le sens de la temporalité, à rendre compte du passé, je devrais dire à vous rendre conte. Intrigué de cette manie gauchère, je m’inquiétais de savoir si une maladie symétrique n’existait pas chez les longitudinaux. Ce fut alors sans véritable surprise que je constatais que l'esprit droitier n'hésitait pas à donner des leçons de coexistence, ce qui pouvait tout de même laisser rêveur, au vu de son aveuglement patent dans cette direction là.

 

Alors que les longitudinaux sont avant tout sensibles aux enchaînements temporels, ils se croient en effet volontiers bons gestionnaires de l’espace, et pensent en avoir une appréhension suffisante. Comme souvent avec les petites infirmités sensorielles, ils ne prennent pas conscience de leur défaillance visuelle, ayant quelques rapports avec l’hypermétropie. Le longitudinal, sensible à la profondeur des perspectives temporelles, ne voit pas bien de près, il ne saisit pas bien les détails. Une ville lui semble propre et prospère, alors qu’il n’a pas bien regardé sous les ponts, dans les caves, sur les petites feuilles de paye, aux périphéries, et parfois même au pied des marches des monuments triomphants. Il vous parlera d’aménagement du territoire, sans se rendre compte qu’il prend pour l’espace réel la grille administrative et politique qu’il y substitue. Là où il voit une sous-préfecture,  un bel échangeur, et un vieux marché médiéval restauré flambant neuf à l’ancienne,  il ne voit pas que grouille une vie qui n’en a cure. Si elle n’était si dispendieuse, la manie somptuaire du longitudinal droitier de masquer le réel sous le monumental serait, Monsieur le président, amusante et même un peu émouvante de ridicule.

Côté transversaux, alors que leurs capacités latérales les rend avant tout sensibles à ces disparités aiguës qui rendent l’espace chaotique, ils se croient le plus souvent les garants de l’histoire. Mais ce qu’ils appellent de ce nom est un assemblage de mythes par eux constitués, dont ils se font les défenseurs farouches, criant à l’anathème, dès que l’on émet le plus léger doute sur la véracité de leurs fables. Ils souhaiteraient que l’on puisse punir sévèrement ceux qui commettraient l’acte diabolique de remettre en cause un point quelconque de leur bible. A défaut de parvenir toujours à instituer légalement la diabolisation nécessaire à leur projet, ils pratiquent volontiers la chasse aux sorcières, tout en en accusant les autres, plus féroces encore contre ceux qui souhaiteraient simplement rétablir la perspective et l’ambiguïté nécessaires à la bonne saisie du passé, que contre ceux qui délireraient franchement en sens inverse. Quand on est suffisamment protégé, mais choisissez de préférence pour rire un moment où les tribunaux sont fermés, c’est un régal humoristique que d’entendre un fervent latéral gaucher vous enseigner l’histoire.

  

C’est un processus au premier abord étrange, mais en fait fort répandu, qui fait que l’on tende à se constituer un monopole sur son domaine d’incompétence, ne prenant guère conscience à l’inverse du domaine où l’on y voit clair. Mais au fond, le mécanisme psychologique est simple : là où l’on comprend, on comprend, on n’éprouve le besoin ni d’en faire une compétence, ni de s’en assurer le monopole. A la limite même, quand on comprend avec aisance une quelconque situation, on ne saisit pas bien qu'il puisse y avoir un quelconque problème de compréhension, et donc, ne comprenant pas qu'on puisse ne pas comprendre, on ne s'imagine pas faire quelque chose de particulier en comprenant. Ce n’est que dans le cas contraire qu’on se montre prétentieux, voire qu’on use du terrorisme : Hegel s’imaginant rendre compte de la réalité, prétendant tranquillement mettre le monde sous les ordres d’un fatras de concepts aussi grandioses que délirants, ce qui n’excluait d’ailleurs pas d’ingénieuses trouvailles de détail. Cet homme-là  aurait pu faire un grand poète épique, si seulement il avait pris la juste mesure de son pouvoir imaginatif. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Le cas s’est par exemple vu, semble-t-il plusieurs fois, au moins une, de très bons chefs d’orchestre s’imaginant toute leur vie être de grands compositeurs, et surcompensant la chose en instaurant un pouvoir dictatorial, sur la base de doctrines curieuses, n’excluant d’ailleurs pas non plus d’ingénieuses trouvailles conceptuelles de détail.

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Ce que m’avait appris mon frère, à son esprit défendant certes, c’est que la justice, pour intéressante invention humaine qu’elle soit, n’en reste pas moins d’un usage délicat, voire dangereux. J’oserais dire à ne pas laisser entre toutes les mains. Que ce qui sous un certain angle peut paraître juste, peut néanmoins sembler indigne vu d’ailleurs. Que ce que d’aucuns appellent la répartition, au nom de  ce qu’ils nomment justice sociale, est d’un autre point de vue la spoliation du gain mérité, non seulement vol, mais viol de l’homme, car celui-ci en produisant, se produit lui même. Que ce que d’aucuns baptisent juste rétribution du mérite, peut paraître un camouflage cynique de disparités cruelles, quand ce n’est injustifiables, car on n’a pas plus mérité de vivre qu’on ne méritera de mourir, et que dans ces conditions il peut sembler étrange de croire avoir un mérite à être ce que l’on est.  Aussi devant la belle certitude des appartenances politiques, mettant évidemment à part ceux pour qui ce n’était rien d’autre que de trouver un lieu pour y faire boutique, je méditais la justesse de ces propos d'origine divine, je crois, à quelque approximation près : heureux les simples d’esprit, car le royaume terrestre leur appartient.  

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Par l'auteur de cette page, quelques textes pouvant valoir le détour : les recueils de nouvelles.


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