Une fois réunis vos onze membres, vous les
munissez de deux accessoires fondamentaux pour l’accomplissement du rite
sacrificiel : une belle grosse balle ronde conçue dans un matériau qui permette
des éjections rapides, et un trou de chaque côté du champ de bataille, dont les
dimensions ont été réglementées pour répondre à deux exigences opposées,
suffisamment grands pour être visibles d’assez loin, et pour pouvoir être à eux
seuls l’organe récepteur d’une équipe entière, mais d’autre part suffisamment
petits pour pouvoir conserver de manière évidente leur fonction essentielle de pénétrabilité.
Le mode opératoire est le suivant. Il
s’agit de parvenir à introduire le plus de fois possibles, par l’utilisation
quasi exclusive des pieds, de force ou par surprise, ou les deux à la fois, le
projectile rond dans le trou ad hoc de l’adversaire. L’usage des mains est en
principe formellement interdit, d’abord sans doute dans un souci de moralité.
Peut-être aussi parce que le pied est dans les rapports humains un symbole
autrement évocateur que les mains, et ceci à des titres divers. La raison qui
paraît cependant la plus sérieuse serait la méfiance légitime que l’on doit
entretenir vis à vis des mains, tant il est vrai que ce premier outil technique
de l’homme comporte un risque trop important de dégénérer en intelligence, comme
l’attestent maintes études sur l’évolution de l’espèce.
Le trou de chaque ennemi est encore appelé
« but ». A chaque intromission réussie, on dit donc, par métonymie, qu’il y a eu
« but », et on compte un point, ceci pour les formalités comptables
réglementaires. Il est alors d’usage, bien que le règlement ne l’exige pas, que
les membres de l’équipe ayant tiré le coup, ou au moins les principaux d’entre
eux, se mettent à courir de manière centrifuge par rapport au lieu de leur
exploit, avec des mouvements compulsifs et désarticulés des bras, ponctués de
cris de joie ou de soulagement, ou d’autre chose d’indéfinissable, mais en tout
cas des cris. Les joueurs procèdent alors parfois à un rite curieux, qu’un
néophyte peu averti des lois du genre pourrait interpréter de manière erronée :
ils se chevauchent les uns les autres, éventuellement à plusieurs, créant ainsi
un bel amas de pure joie virile, dont l’émotion retenue exprime une profondeur
humaine ineffable. La forte émotivité de ces scènes vécues spontanées a en outre
le mérite de faire valoir, en faisant ressortir leur sobriété elliptique, les
bandeaux dits publicitaires encadrant ce bel enthousiasme, judicieusement
disposés alentour, ce qui permet d’allier le pur goût sportif désintéressé et
les enjeux économiques de notre rude société de concurrence mondialisée.
Il est alors de bon ton que cette joie
intense soit entourée de procédures d’accompagnement adaptées. Si la
confrontation fait par exemple l’objet d’un commentaire radio ou audiovisuel, il
est judicieux que le commentateur adopte à ce moment un registre de voie
suraigu, marqué d’une forte augmentation de l’intensité des sons émis, et d’une
accélération très forte du rythme de profération des éventuels phonèmes, avec, à
doser subtilement, quelques cassures arythmiques, destinées à mettre en relief
plus saillant le côté inouï de l’instant. Si, comme il est de coutume, car c’est
tout de même une des finalités essentielles de l’affaire, il existe autour de
l’affrontement des agglomérats d’individus ayant acquitté un droit pour y
assister, ceux-ci vont généralement adopter des comportements collectifs
typiques, par un effet de résonance amplifiée du choc émotif provoqué par la
consommation de l’acte devant leurs yeux . Notamment dans le cas où, par les
hasards du choix de leur domicile, ou autre raison encore plus futile, ils se
considèrent solidaires des assaillants, et éprouvent alors du plaisir à
l’outrage subi par la victime, l’équipe qui vient d’encaisser. Les us comportent
alors quelques modalités typiques : se lever simultanément et vigoureusement, en
tendant ses bras agités vers les cieux, proférer des formules traditionnelles,
telles « allez les glauques » (le glauque est un vert bleuté du genre eau de
mer), « on va gagner », etc., sans que le sens précis de ces formules soit
toutefois toujours clairement analysable. Quant à ceux qui, toujours pour
d’obscures raisons très vaguement géographiques, avaient cru bon de se sentir
solidaire du camp dont le but vient d’être pénétré, ils peuvent se tasser de
honte et se remémorer l’impitoyable apophtegme d’origine gauloise : vae
victis. Mais le plus souvent, ils se vengent de l’outrage subi en
invectivant les troupes ennemies, globalement, ou à travers quelques uns de
leurs représentants, selon la répartition spatiale des forces en présence, ils
émettent des jugements péjoratifs concernant l’état de mûrissement avancé de
l’arbitre du jeu, ils utilisent éventuellement des armes défensives, dont la
principale est la bouteille ayant contenue la bière dont ils ont eu besoin pour
acquérir la vaillance nécessaire exigée par la situation, arme peu coûteuse mais
efficace, et vulgairement dénommée canette.
Les invectives doivent rester formulées dans un code de base reconnu,
comportant un registre quantitativement modeste mais qualitativement vigoureux,
avec une prédominance de connotations pornographiques et xénophobes.
Ces réjouissances se répètent de manière
assez peu variée, mais néanmoins toujours au moins aussi intense, pendant une
certaine durée, définie réglementairement, et divisée en deux périodes égales,
susceptibles de prolongations quand l’issue du combat est restée incertaine, ce
qui se reconnaît pratiquement au simple nombre identique de pénétrations subies
de part et d’autre. Il existe éventuellement des procédures spéciales en cas
d’obstination dans l’égalité du score, car curieusement, dans notre époque de
grand égalitarisme, un nombre égal de buts encaissés est considéré comme
frustrant, et même comme vidant quelque peu de son sens la rencontre même. Au
terme des opérations, il y a donc généralement un camp vainqueur et l’autre
vaincu, ce qui est toujours rassurant d’un point de vue humain. Alors les
troupes se répandent tout autour du sanctuaire où eut lieu le sacrifice et, en
hommage à la justice immanente qui leur a accordé cette victoire amplement
méritée, ou au contraire en protestation indignée contre l’affront scandaleux
qu’ils ont du, contre tout bon sens, subir, pratiquent un certain nombre de
protocoles cérémonials ludiques. Vociférations collectives limitant leur contenu
sémantique aux registres susmentionnés, avec une prédominance pour le « on a
gagné », sans d’ailleurs qu’il soit facile de préciser ce qu’ils ont bien pu
gagner. Agressions d’éventuels noctambules de rencontre, avec une préférence
pour les jeunes femmes ou les quidams ayant un quelconque signe distinctif
pouvant évoquer, ne serait-ce que métaphoriquement, l’ennemi. Bris de voitures,
de vitrines, d’arrêts de bus, et autres symboles urbains dont la fonction
principale est d’être détruits pour de justes raisons sociales, etc. Le tout
doit nécessairement se faire dans une atmosphère fortement chargée de vapeurs
d’alcool éthylique, qui seule peut donner à la situation cette grandeur épique
des moments historiques de l’humanité triomphante.
Il arrive parfois, de manière qui peut
sembler un peu inconséquente, mais qui révèle les inévitables contradictions qui
subsistent, même dans une société harmonieuse, qu’il soit nécessaire d’envoyer
les forces si justement nommées de l’ordre, pour abréger cette belle fête. Une
fois tous les moments essentiels du culte accomplis, que ce soit par épuisement
naturel ou par interruption moins spontanée, on regroupe les troupeaux
survivants, encore appelés supporters, et on les ramène à leur lieu d’origine
supposé dans des bétaillères, qui sont, dans un souci de dignité, conçues comme
de banals autobus de transports de voyageurs. Si l’endormissement gagne alors
parfois les moins résistants, les plus motivés continuent, de manière
éventuellement un peu atténuée, les mêmes manifestations commémoratives que
préalablement.
L’ensemble de cette manifestation, l’une
des plus prisées au point de vue cosmopolitique, fera ensuite l’objet de maints
commentaires et appréciations, parfois louangeuses, mais parfois non dénuées
d’un certain recul critique, dans les divers lieux adaptés, gazettes
spécialisées ou généralistes, bistrots, bureaux, échoppes, salles de classe,
lucarnes étranges, etc. L’ampleur de la résonance est généralement sensiblement
supérieure à celle d’autres événements plus routiniers, tels meurtres, famines,
ou autres faits divers banals. Devant tout ce sympathique remue-ménage, alliant
le bon goût à la joie de vivre, non sans un certain esprit d’élévation
spirituelle, on mesure la justesse de ce si beau slogan, judicieusement
synthétique : c’est beau, un monde qui joue. |