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La nouvelle du mois : "Déraillements",

publiée en 2021 dans le recueil du salon du polar de Fleurance.
illustration : photo (tronquée) d'un laque de Mireille Millot.

Saxo

« P

ierre, il y a un train qui déraille dans le jardin, me signale Sophie. — Mais non, ma chérie. C’est ton fils avec son saxophone. Je t’avais bien dit que ce n’était pas une bonne idée pour son anniversaire. On aurait plutôt dû s’en tenir à la première idée, l’harmonica. On serait sans doute resté dans le genre bouillie, mais avec une intensité sonore plus raisonnable. Enfin, tant qu’on arrive à le persuader de faire ça dehors, on peut fermer les fenêtres. Et puis, voyons le côté positif de la chose : les voisins doivent être furieux, avec leur habitude de vivre fenêtres et portes toutes ouvertes. Ça doit être insupportable pour eux. — Non, Pierre, là, je t’assure, ce n’est pas Jeannot. Et si ce n’est pas un train, c’est autre chose d’encore plus terrible. » Quelque chose de terrible qui déraille dans le jardin ! Le pire, c’est que je suis sûr qu’elle y croit. Sophie est une sorte de poétesse exubérante de la vie quotidienne. Il lui faut tout de suite, ici et maintenant, de l’insolite, du merveilleux ou, à défaut, du monstrueux, ce qui revient au même. Elle va par exemple se désoler parce qu’elle regrette que la cheminée sur le toit n’ait encore pas encore réussi à fleurir ce printemps malgré un beau soleil et ses vœux renouvelés. Mais, aussi bien, elle va enchaîner en s’enquérant si on ne pourrait pas installer un dispositif avec bouton dans le couloir, pour électrifier le paillasson, histoire de dissuader les voisins indésirables. Comme cette fois où la voisine était venue récriminer sous le prétexte qu’on aurait encore fait peur aux trois-quatre oies qu’elle et son affreux mari ont snobisme d’exhiber dans leur jardin, histoire de faire couleur locale auprès des touristes. Eh bien, il avait fallu lui expliquer patiemment qu’on risquait de gros ennuis à passer la plante des pieds des indésirables aux 220 volts.

Maintenant, pour en revenir au déraillement dans le jardin, je sais bien qu’il est inutile de discuter. Il y a eu un gros bruit, inutile de nier. Puisqu’elle n’a évidemment pas l’intention d’aller y voir elle-même, il va bien falloir que je fasse semblant d’aller vérifier qu’il n’y a pas de train qui soit venu se planter là. Ce qui serait tout de même étonnant. Nous habitons un joli petit village, je ne vous dirai pas le nom pour ne pas attirer d’histoires, sur lequel passait jadis un train, sans s’arrêter bien sûr. Mais, d’une part, la voie ferrée est à près de 500 mètres du jardin, d’autre part, ça fait belle lurette qu’elle est désaffectée. Le progrès, comme on dit. Alors, ils ont remplacé par une attraction touristique. Des sortes de petits hybrides de vélo et de wagon, pour touristes en mal d’exotisme pseudo-rural. Mais qu’un vélo-rail soit venu se fracasser dans le jardin, franchement, avec la distance... Il y faudrait un groupe de touristes particulièrement vigoureux. Je vais donc sortir faire une petite photo avec mon téléphone, pour lui montrer qu’il n’y a ni train, ni fusée, ni engin extra-terrestre écrasé dans le jardin. Pas même un pseudo vélo à 4 roues disloqué. Elle verra bien qu’il n’y a que le noyer, la pelouse, et un imbécile à moitié sourd qui fait des bruits de déraillement avec l’instrument qu’il a obtenu pour son dix-huitième anniversaire. J’ai aussitôt honte de penser à mon fils en ces termes-là. Il faut dire à ma décharge qu’avec ce que le gamin arrive à tirer de son engin, ces enchaînements de couinements métalliques suivis de grand fracas, j’ai des excuses. Enthousiasme inconscient ou sadisme de sa part, on ne peut même pas savoir s’il se rend compte. Il y a peut-être un peu des deux, allez savoir, c’est compliqué, ces petits jeunes, dans leur tête. En tout cas, il utilise son instrument comme une véritable arme de guerre.

Sachant bien que Sophie ne lâchera pas l’affaire tant que je n’aurai pas identifié le problème, ou en tout cas inventé une histoire quelconque pour en rendre compte, je prends mon courage à deux oreilles et ouvre avec intrépidité la porte du jardin. Je referme aussitôt sous le choc sonore. C’est tout à fait insupportable. Il n’est pas sûr que mes tympans y résisteront. J’y tiens quand même, ils me sont parfois utiles, par ailleurs. Si je veux me débarrasser de l’affaire, il faut bien cependant y aller. Sophie ne renoncera pas. Second essai. Je prends soin cette fois de me munir d’une paire des bouchons d’oreilles que je mets le soir pour m’endormir. Même ainsi protégé, il me faut de l’héroïsme pour poursuivre. Je ne me soupçonnais pas si intrépide. Que ne ferait-on pour sauvegarder l’harmonie conjugale… Les protections atténuent tout de même un peu la chose. En fait, on n’en est plus au fracas d’un banal déraillement de train, le vacarme serait plutôt au niveau crash de gros porteur. Le tout, comme il était prévisible, en provenance de l’énergumène qui se contorsionne sous l’arbre en soufflant comme un sauvage dans son olifant, tout en essayant de prendre des poses d’artiste énamouré. Et dire que cet engin a coûté une fortune. On en a certes pour son argent. Me prend une pensée de compassion pour le pauvre noyer. Les arbres n’ont peut-être pas d’oreille, mais, à ce niveau-là de nuisance, ils doivent bien quand même souffrir d’une manière ou d’une autre. Avec à peine un soupçon de culpabilité, j’ai la cruauté de me réjouir de ce que, si les arbres n’en ont pas, les voisins doivent probablement en avoir, eux, des oreilles. Leurs oies aussi. Laissant quelque peu divaguer ma pensée, j’ai pitié des pauvres bêtes et me demande un bref instant ce que ça peut donner comme goût de la terrine de foie torturé à grands coups de décibels dissonants.

Il faut dire que notre contentieux avec ces gens-là est assez lourd. Le gars est du genre rustique, un ancien technicien des chemins de fer, reconverti en réparateur de frigo depuis l’abandon de la ligne, et surtout grand amateur de rugby. Sa femme fait de son mieux pour l’épauler dans toutes ses vilenies. Par exemple, ils écoutent toutes les retransmissions de matchs à la télé locale, à fond et fenêtres ouvertes, exprès. On a beau être séparé d’eux par un petit chemin et deux haies végétales, ça reste difficile à supporter. Pas de petit barbecue possible en cas de match en direct. Le ramdam qu’ils ont fait quand l’équipe locale s’est fait écraser ! Il paraît que c’était la faute du troisième ligne centre, un autre arriéré du canton qui s’est retrouvé à ce poste-là, non pas pour ses qualités propres, mais pour le faire taire dans une sombre affaire d’adultère concernant une personnalité locale. Quoi qu’il en soit, à ce que j’ai cru comprendre entre les récriminations aussi décousues que bruyantes, un joueur qui a la manie de se mêler de tout, sauf du sort du ballon sur le terrain. Enfin, pour en revenir à l’ancien des chemins de fer, avoir payé un saxophone à mon gamin, c’était en même temps de la légitime défense contre lui. En plus, il paraît que ces affreux entretiennent un projet débile. Ils sont fatigués de transporter les frigos à réparer de leur magasin, situé le long de la rue, à l’atelier, au fond de leur jardin. Alors, nostalgie professionnelle, ils ont projeté, paraît-il, un transport sur petit chariot avec 4 roues métalliques, du magasin à l’atelier, le tout sur des rails. Du frigo-rail, quoi. D’autres se seraient contentés d’acheter un diable, ou autre moyen simple de transporter des choses lourdes. Ou auraient aménagé un atelier à côté du magasin. Mais chacun fait avec ses schémas de pensée. N’empêche que s’ils réalisent leur projet, leur voie ferrée à frigos, ce sera ridicule, sans doute assez bruyant, et surtout très vilain, dans ce petit coin tranquille jusqu’ici si joli.

Pour en revenir à ma mission présente, je prends donc une petite photo du jardin, avec noyer en détresse impuissant à neutraliser son gesticulateur cacophonique, sans plus m’occuper autrement des alentours. C’est alors, le gamin ayant un peu atténué ses cataclysmes sonores par peur d’une intervention de ma part, que j’entends en arrière-fonds un autre son, d’intensité plus modeste, mais tout aussi affreux. Une sonorité différente, un peu moins riche en aigus, mais, comment dire, néanmoins tout aussi généreuse en harmoniques. Elle semble venir du chemin. Je me retourne. Stupéfaction. Je n’y avais pas pris garde jusqu’ici. En fait, le frigo-rail, ce n’est plus une intention. Les autres imbéciles, je veux dire les voisins, ont mis leur projet à exécution. Derrière leur haie de cornouillers et d’aubépines, le long du chemin, en surplomb, à peut-être un mètre et demi de hauteur, ils ont construit sur plate-forme une sorte de petite voie ferrée, du magasin à l’atelier. Et de là-dessus, ce qu’on pourrait prendre pour une espèce de petite locomotive est en train de dérailler. C’est apparemment la deuxième, parce qu’il y a déjà un amas de tôles broyées dans le chemin, entre les deux haies. Ce gars devait être redoutable, quand il travaillait aux chemins de fer, si toutes ses interventions techniques se terminaient comme ça.

Il y a des expériences dont on sait tout de suite, quand elles ont lieu, qu’on ne les oubliera jamais. Pour la première fois de ma vie, j’assiste en direct à un déraillement de frigo sous accompagnement sonore d’un déraillement de saxophone. Tout cela le long d’un petit chemin rural à l’allure autrement si bucolique. L’engin, c’est-à-dire le frigo monté sur rail, malheureusement pas le saxo, bascule au-dessus de la haie, et vient se fracasser contre les restes du premier accident, avec un tintamarre rendant presque sympathiques les atrocités sonores du saxophoniste. Celui-ci, tout à son combat homérique contre son instrument, semble d’ailleurs n’avoir rien remarqué. Moi non plus, d’ailleurs, je n’ai pas tout bien vu. Trop rapide et inattendu. Bon, eh bien il ne me reste donc plus qu’à rentrer faire mon compte-rendu à Sophie. Un double déraillement hétérogène, mais simultané, frigo et saxo, de part et d’autre du chemin, ça va être simple à expliquer. Mais je ne m’en fais pas, ça va lui sembler tout naturel. Même, elle va sûrement adorer. Une affaire dans ses goûts.

« Eh bien, ma chérie, d’une certaine manière, nous avions raison tous les deux. Il y a bien le voisin qui s’amuse à faire dérailler des frigos dans le chemin pendant que, de son côté, ton fils s’évertue à faire de même avec son saxo sous le noyer. Rien que du banal... » Comme je l’avais présagé, l’affaire semble beaucoup lui plaire. Elle reste quand même silencieuse quelques minutes. Je suis inquiet, car quand Sophie réfléchit, ça peut fort mal se terminer. Comme, juste pour donner un exemple simple, un achat de saxophone pour l’anniversaire d’un grand nigaud déjanté. Je m’attends donc au pire, en tout cas à de l’incongru, quand elle reprend la parole.

« Pierre, ça ne tient pas debout, ce que tu racontes. Les voisins sont de gros antipathiques, mais des gens sérieux. L’affreux est un vrai professionnel. Pas du tout le genre à avoir commis un raté technique. S’il y a des frigos qui déraillent dans son jardin, c’est qu’ils l’ont fait exprès. — Pas dans son jardin, ma chérie, dans le chemin. Mais pourquoi veux-tu qu’ils fassent ça ? S’ils veulent empêcher qu’on y passe, il y a des moyens plus simples. Un bon tas de pierres, un gros trou en travers… En plus, tu sais comme ils sont radins. Entasser des frigos défoncés qu’on leur a amenés en réparation, ce serait quand même un peu coûteux comme amusement… Comme tentative d’escroquerie à l’assurance, ce serait assez tordu. Les assureurs ne sont quand même pas si naïfs, ils se méfieraient. — Mon chéri, tu sais bien qu’ils ne sont pas du tout le genre à s’amuser. Quant aux escroqueries, ils sont sûrement aussi beaucoup plus professionnels. S’ils provoquent des accidents aussi bizarres, c’est qu’ils font un sale coup qu’on n’a pas encore compris. Il faudrait aller y voir de plus près. Il commence à faire sombre. Tu devrais retourner dans le chemin avec une lampe et inspecter les débris. Observateur et malin comme tu es, tu vas bien trouver des indices. » Bien sûr, sans surprise, « il faudrait y aller », ça veut dire que moi, il faut que j’y aille. De toute façon, quand elle en est au niveau de la flatterie sans retenue, « malin comme tu es », c’est qu’il y a intérêt à obéir illico, sous peine de représailles sévères.

Franchement, je manque d’enthousiasme à l’idée d’aller dans la pénombre dans ce chemin plein de trous, pour aller vérifier je ne sais même pas quoi. Vague sentier en terre et cailloux, il n’est guère utilisé que par les joueurs du club de rugby local, petite équipe de bas de tableau, pour aller à leur terrain d’entraînement, un peu plus loin. Mais bon, je n’ai pas le choix. Enfin, il y a quand même un aspect positif, Jeannot a fini de faire ses gammes. Un peu de calme rendra l’inspection plus facile. Je me résigne donc à y aller. Je manque trébucher plusieurs fois dans ce chemin, décidément mal entretenu. Avec difficulté, je finis par arriver au tas de ferraille. C’est tout de même impressionnant. Pas tant par le volume que par l’aspect déchiqueté des tôles. Il faut faire un effort pour y reconnaître des restes de frigo. Les engins devaient quand même arriver à grande vitesse quand ils ont déraillé. C’est effectivement étonnant qu’un technicien sérieux ait commis une telle erreur d’appréciation dans la mise au point de son dispositif. Bon, reste à inspecter les débris, trouver des indices, comme m’a suggéré Sophie, avant de se caler tranquillement dans son fauteuil. Je commence donc à éclairer les épaves, sans avoir idée de ce à quoi il faudrait faire plus spécialement attention. Je remarque d’abord, j’étais trop loin tout à l’heure pour m’en rendre compte, qu’il y a quelques plumes blanches coincées entre les ferrailles. Au moins une des pauvres oies ne devait pas avoir eu le temps de voir venir le monstre ferroviaire. Je me dis que c’est bien fait, et j’en ai aussitôt honte. Il y a aussi un liquide qui coule, ça ne sent pas bon. J’ai les yeux irrités. Je n’y connais rien en réfrigérateur, le nôtre n’a jamais été en panne. Encore moins accidenté de la circulation. Je me demande si c’est dangereux, toxique, inflammable, pourquoi pas explosif. Je me dis que les frigos n’ont sûrement pas de freins ou autre dispositif de sécurité à contrôler en cas d’accident. À voir quelques plumes virevolter, il se confirme qu’il a dû y avoir au moins une oie à titre de dommage collatéral. Poursuivant mon exploration au hasard, je subis soudain un choc émotif violent. J’en pousse un cri d’effroi. Entre ce qui ressemble à des restes de portières défoncées, enfin disons plus exactement à des ex portes de frigos, un morceau de chair dépasse. Ça ne ressemble pas trop à un morceau de palmipède. On dirait plutôt une main humaine. Elle ne bouge plus.

Alors là, on n’est plus du tout dans le registre des fantaisies de mauvais voisinage. Ni dans les simples extravagances de réparateurs cinglés. Il y a mort d’homme. Je n’ai pas du tout envie d’être mêlé à des histoires d’accident mortel dont je n’ai même pas été véritablement témoin. Accident, d’ailleurs, c’est vite dit. Ces gens-là auraient bien des têtes d’assassins. Ils ont peut-être conçu un plan machiavélique pour déguiser un crime en accident. Et pourquoi pas un montage tordu pour essayer de rendre Jeannot suspect de meurtre, par vengeance contre le saxophone ? Jeannot, et pourquoi pas aussi Sophie et moi-même ? Alors là, on va se défendre. Si ces affreux s’imaginent qu’on va se laisser compromettre dans une affaire d’assassinats camouflés en déraillements de frigos ! Première chose à faire, appeler immédiatement la gendarmerie locale, leur expliquer sereinement les choses. Ça ne va sûrement pas être facile, mais il n’y a pas d’autre solution. D’être sur la scène du crime n’est quand même pas une preuve suffisante de culpabilité. Je reprends donc un peu d’assurance et téléphone aux autorités, sans même demander avis à Sophie, pour la première fois depuis longtemps.

Première surprise, les gendarmes abordent l’affaire avec beaucoup de sérénité, je dirai même de manière très débonnaire. Une fois désenclavée, l’identification de la victime est quasi immédiate. Même moi j’arrive à reconnaître le défunt, malgré sa présentation assez désordonnée. Il s’agit manifestement du troisième ligne de l’équipe locale, dont je vous ai parlé. Forcément, il a une tête qu’on n’oublie pas, même aplatie. Le gars qui fait peur à tous les coups, ce qui ne l’empêche pas de participer activement à toutes les défaites de son équipe. Les enquêteurs vont vite en besogne, leurs premières conclusions sont étonnement rapides. Il est plus que probable que la chute de la première locomotive, enfin du premier frigo, a été accidentelle, sans doute un coup de vent. Il y a eu quelques rafales assez violentes en début d’après-midi. Mais ce premier accident n’a fait aucune victime. Le gars est mort d’avoir reçu le deuxième frigo sur la nuque. Il a été écrasé entre les deux. Le stupide devait être penché à regarder le premier crash, et pof, le deuxième. Le brigadier a une autre version à proposer. Il semble fort pressé de rendre le gars responsable de son fâcheux accident. Je ne peux m’empêcher de penser aux rumeurs qui courent sur l’intégration du défunt dans l’équipe de rugby, adultère, achat de silence et autres turpitudes. Je crois bien que là, on ne saura jamais, et c’est sans doute tant mieux. En tout cas, le gendarme en chef, moins niais qu’il ne m’en avait d’abord donné l’impression, ébauche ce qui va probablement devenir la version officielle. Au vu de ce qu’on sait de la victime, un gars impressionnant certes, mais assez niais et spécialement maladroit, prenant des initiatives à tort et à travers, il a dû tout provoquer lui-même, tout seul. Passant par là pour se rendre à l’entraînement, probablement intrigué par la première carcasse, il a dû se pencher sur la haie pour essayer de comprendre, exercice difficile pour lui. Pas le côté physique de l’opération, mais sa dimension intellectuelle. Il a vu le dispositif derrière, les rails, tout ça. Le deuxième frigo arrivait, si ça tombe, il a bêtement essayé de l’arrêter, on ne sait pas trop pourquoi, mais avec un tel énergumène… Il a peut-être trouvé ça amusant. En tout cas, ça a effectivement tombé. Ou alors il a voulu l’intercepter par simple réflexe professionnel de rugbyman. Mais il était aussi doué pour arrêter les frigos que les ballons. Il a tout fait dérailler, et pan sur la nuque. Nuque épaisse certes, mais gros modèle de frigo familial, avec congélateur en bas. Et puis du relativement mou contre du métallique, l’issue était prévisible.

Si l’on ajoute à cela que la fidèle épouse du réparateur responsable de tout ce bazar est également cousine du maire du village, l’évocation en arrière-fonds des tromperies et autres fariboles aidant, la gendarmerie conclut donc, sans autre investigation, à un accident provoqué par la victime. À quelques semaines des élections, c’est tout de même préférable… Le frigoriste ferroviaire ne sera donc pas inquiété. Son installation est chez lui, en retrait. Il a le droit. Peut-être un peu en surplomb, mais tout de même derrière la haie. En plus, ils avaient pris leurs précautions et mis des pancartes bien visibles. « Attention, passage de réfrigérateurs », « E pericoloso chinarsi », « Attention, un frigo peut en cacher un autre ». Les aubépines touffues avaient de plus normalement de quoi dissuader un homme de bon sens. Ils ne peuvent vraiment pas être tenus pour responsables de ce qu’un maladroit indélicat soit venu faire par effraction du sabotage chez eux par-dessus la haie. On se contente donc de leur conseiller de reculer leur voie ferrée un peu plus à l’intérieur du jardin, quand ils en auront l’occasion. Avec, s’ils en ont la place, une bande de sécurité pour déraillement potentiel. De toute façon, non seulement le rugbyman était un antipathique, mais il a ainsi reçu la juste punition de sa scandaleuse incompétence. Quant au premier déraillement, il était très vraisemblablement dû à un vent imprévisible, dérèglement climatique et tout ça... Les rafales de l’après-midi ont bien fait tomber un arbre place de la mairie. On ne va tout de même pas aussi incriminer le maire. Donc pas de raison non plus d’inquiéter le frigoriste. En tout cas, les chemins de la providence étant impénétrables, l’affaire a une première conséquence inespérée, le saxophoniste, bouleversé, jure de mettre fin à ses délits sonores. Pour une raison loufoque. L’énergumène, délirant quelque peu sur ses pouvoirs réels, comme le font souvent les artistes, s’est convaincu que c’est lui qui a provoqué les déraillements à coup de dissonances. Il se prend maintenant pour le musicien maudit au saxophone qui tue. Il se met même à parler de conversion au calameth. C’est vrai que ça ferait moins de bruit.

De retour à la maison. « Tu vois, ma chérie, non seulement les voisins sont innocents, mais pour une fois ils ont rendu service au village. L’usurpateur de l’équipe était un incapable qui se mêlait de tout à tort et à travers, mais il restait résolument incapable d’arrêter quoi que ce soit. Il en est mort de sa propre faute, et en plus, grâce à lui, ton fils a rangé son saxo. — Mais Pierre, tu n’as tout de même pas gobé tout ça… Ces gens-là sont vraiment des rusés. Ils ont commis un CRIME PARFAIT. Ils ont conçu un piège diabolique à deux temps. Un premier frigo sacrifié pour éveiller la curiosité du crétin. Ils savaient bien que ce prétentieux passerait là pour aller à son entraînement, si on peut appeler ça comme ça. Il verrait le premier frigo, il voudrait aller y voir, et il ne manquerait pas de se comporter avec autant d’habileté qu’il y mettait pour arrêter ses ballons. Ça n’a pas raté. On peut même supposer qu’ils ont un peu aidé le second frigo à dérailler. Mais ce n’est même pas sûr. L’autre incompétent a déjà montré qu’il était capable de faire perdre son équipe rien qu’à lui tout seul. Et paf, sur la tête. C’est une vengeance de supporters déçus. Ils n’ont pas pardonné le dernier match perdu. Ni ceux d’avant, d’ailleurs. Ils l’ont tué.

Il va falloir faire attention, ces gens-là sont aussi efficaces qu’impitoyables. Ce sont des criminels cyniques. Qu’est-ce qu’ils vont inventer à la prochaine contrariété ? Ils sont bien capables d’aménager leurs frigos en missiles et d’en envoyer un sous le noyer quand Jeannot fait ses gammes. Et peut-être même de nous en envoyer un dans le salon. Les gendarmes concluront encore tendancieusement à un accident. Quant au renoncement de ton fils au saxo, n’espère pas trop vite. Juste une petite crise de doute passagère, sous le coup de l’émotion. Tu n’as quand même pas cru à sa boutade sur le calameth. Juste un instant de déprime. Il a voulu nous la jouer traditionnel, pour nous rassurer. Mais tu sais, le saxo, quand on a la vocation. »

Nous n’avons même pas droit à cinq minutes de répit. Jeannot a effectivement la vocation, comme elle dit. Il a finalement décidé de reprendre son arme de guerre et de résorber son angoisse dans un accord de cinquième diminuée. Un déraillement de triton, l’accord diabolique, on aurait quasi envie de se crever les oreilles soi-même. Une horreur qu’on ne peut pas imaginer si on n’en a pas été victime soi-même. Même avec les oreilles bouchonnées, c’est intenable, inhumain. À ce niveau-là, c’est la nature dans son ensemble qu’il faut protéger. C’est apocalypse now. Alors, sans doute en défense de ce désastre, je me mets à avoir des hallucinations d’harmonicas virevoltant devant mes yeux. On pourrait quand même tenter de convaincre le gamin… Ceci dit dit, je reste lucide, ce pourrait devenir aussi terrible que le saxo. Avec un glissando se fracassant sauvagement contre une oreille novice après dérapage mal contrôlé, je fais confiance à mon Jeannot pour que son harmonica puisse aussi cruellement torturer ses victimes en proférant des horreurs à demi-bruit. Ce serait un autre genre, c’est tout.

Bien bouchonné des deux côtés, je retente quand même une sortie pour négocier avec le gamin. Insoutenable. Des pensées horribles, scandaleuses, frisant le désir d’infanticide, m’assaillent. Sophie n’aurait pas dû me mettre en tête le coup des missiles. Après tout, les voisins sont sans doute de vrais assassins, des grands. Pas des amateurs. De ceux qui ne se font jamais prendre. Mais aussi, ils ont leurs raisons. Et puis, ils ne sont pas si antipathiques que ça. On pourrait s’arranger. Régler notre problème ensemble. Dommage pour le noyer, victime aussi digne qu’innocente. Mais bon, il s’en remettrait peut-être, et sinon on en replanterait un autre. De toute façon, dans toute solution radicale, il y a des dommages collatéraux. J’en suis là de mes pensées honteuses quand j’entends derrière moi la montée en puissance d’un crissement strident. J’ai juste le temps de me baisser, l’engin me passe juste au-dessus de la tête. Cette fois, ce n’est plus un frigo familial, mais un gros congélateur professionnel. Ils ont adapté leur technique, c’est du vraiment lourd, et ça ne tombe plus dans le chemin, mais passe par dessus pour se fracasser dans notre jardin. S’ils arrivent, en perfectionnant ça, à aller jusqu’au salon, c’en est fini de nous. Sophie avait raison, ils ont déclaré la guerre, jusqu’à extermination totale de l’ennemi.

Alors là, finis mes fantasmes honteux de collaboration avec l’ennemi. Il n’est plus temps de délirer sur des alliances contre nature, refoulant mes scandaleuses tendances infanticides, je retrouve ma fibre paternelle. Si je parviens à en réchapper, je me promets de fonder un duo de saxo avec Jeannot. On ira répéter sous le noyer, tant pis pour lui. Chacun ses armes de destruction. On va leur apprendre, à ces scélérats, quels sont les déraillements les plus meurtriers.



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