option
musique

nicoladec.fr


La nouvelle bimestrielle : "L'esperluette culbutée"

Éditée par Édilivre en 2013

esper

L

es autres m’ont toujours semblé étrangement compliqués. Moi, je suis clair, simple. Si je dis transparent, on va me prendre pour plus stupide que je ne suis. En tout cas, je me sens à peu près égal à moi-même. Je dirais bien authentique, mais je sais bien qu’on va se moquer.

Bien sûr, j’ai eu ma période adolescente, la recherche du paradoxe. Le refus d’accepter ce qui est simplement normal. On cultive à la fois l’absolu et la dissonance, on s’illusionne sur l’originalité de ses petits décalages. Comme je trouvais indispensable de contrarier ma mère, j’avais fait semblant de m’intéresser à la petite brunette d’en face, une gamine assez bizarre. Il faut dire que ma génitrice s’inquiétait de mes prétendues préoccupations solitaires. Elle divaguait, mais de toute façon, ça ne la regardait pas. Alors le coup de la voisine, c’était juste pour lui montrer qu’il pouvait y avoir nettement pire que ses inquiétudes. Mais en fait, c’est surtout à moi que ça compliquait la vie. La mère ne disait rien, elle se doutait probablement que ce n’était que de la provocation. Elle attendait avec sérénité je passe à autre chose. Il faut dire que ladite gamine était vraiment étrange. C’était un savant mélange de pimbêche et de mijaurée, mais ça, c’est encore assez courant. Ce qui était vraiment curieux, c’était son physique. Pas vilain, mais déconcertant. Sûr que mon nouvel intérêt ne pouvait guère sembler crédible. Je me résignais donc à ne pas poursuivre la mascarade plus avant. Je préférais donc jouer le retour supposé aux imaginations solipsistes. Au moins là, j’étais sûr qu’elle prenait l’affaire au sérieux.

Sans surprise, il y eut regain de l’inquiétude maternelle. Ma vieille mère, nettement plus angoissée par la perspective d’un retour définitif sur moi-même que par celle d’une aventure hasardeuse avec une brunette disgracieuse, se mit à tirer des plans. Elle se mit en tête de concevoir mon avenir. Elle se dit que la gamine, c’était un moindre mal. Ce n’était pas vraiment son idéal. Le mien non plus d’ailleurs, mais ça, elle s’en foutait. Elle avait la lucidité de comprendre que la princesse rêvée par une mère pour son fils est une chose qui ne pourrait même pas exister. De toute façon, une bru réelle, c’est forcément une imperfection de la nature. Mais c’est toujours mieux qu’on ne sait quoi d’autre. Avec cette tranquille assurance des délires maternels, elle concevait dans sa tête ses futurs petits-enfants. L’aînée aurait forcément l’allure digne de Julie, mais avec en prime ma profondeur de pensée. Je ne savais même pas qu’elle s’appelait Julie, la brunette d’en face. Mais pour l’allure digne, j’aurais plutôt parlé de rigidité. Quant à ma profondeur de pensée, fallait être mère pour inventer ça.

Ladite Julie ne m’inspirait en fait pas grand-chose. Une vague impression négative, mais sans plus. Je regrettais d’avoir attiré l’attention dans cette direction. Avec sa prétendue dignité, cette allure fière qu’elle se croyait obligée d’arborer en permanence, la poitrine haut tenue en avant, le port de tête un peu raide, un peu en arrière, elle avait plutôt l’air coincé et un peu ridicule... On se disait que de digne à pimbêche, la différence était ténue. Que de la fierté au grotesque, il n’y avait qu’un pas. En tout cas, ce n’était pas le genre de profil qui me donnait des émotions. S’il fallait absolument faire cadeau d’une bru à ma mère, j’aurais tout de même préféré une occurrence plus émoustillante. « Bref, tu en préférerais une plus vulgaire ? »

Plus vulgaire, ce n’est pas le terme. Mais la gamine hautaine me procurait une véritable gêne au point de vue équilibre des formes. Il y avait un tel contraste quand on regardait le haut et qu’on regardait le bas. Je sais bien que les gens sont souvent esthétiquement hétérogènes, mais là, ça dépassait les limites du raisonnable. La brunette avait une discordance de forme rédhibitoire. Si on s’en tenait au regard social, dans les hauteurs, on y trouvait un côté prétentieux lourdaud. Mais si le regard glissait bas par découragement, lâcheté, ou autre sentiment malsain, on avait la surprise, vers l’entresol, de découvrir une zone inférieure d’une étonnante allure, fraîche et juvénile. Franchement, ça jurait. De la petite jambette rose de gamine, engageante, ni trop maigre ni trop forte, juste galbée à la perfection, un truc à faire divaguer l’imagination plus que de raison. Une allure de petite bouclette, comme en forment parfois les jambes de cavalières, émouvante à ne plus savoir quoi. Même ma grande sœur avait noté la dissonance radicale entre le haut et le bas. Un jour qu’elle prenait ma défense contre les sous-entendus de ma mère, plus pesants que jamais, elle dit, dans une de ces fulgurances imprévisibles dont elle avait le secret : « Écoute, c’est simple, on dirait une esperluette culbutée… »

La frangine, très savante en des domaines disparates, avait des propos techniques qui nous échappaient parfois. Entre autres passions, elle avait celle des choses typographiques, ainsi que celle des explications didactiques. « La perluète, plus respectueusement dénommée esperluette, est ce signe qu’on utilise parfois à la place de "et" : les établissements Morin & fils. Utilisée depuis les âges les plus reculés, l’informatique lui a procuré un certain regain. Au point d’en concevoir l’utilisation tête-bêche : ⅋, Unicode 214B pour les initiés. Allez savoir pourquoi, ils ne l’ont pas qualifiée d’inversée, mais de culbutée. Eh bien, la Julie, c’est exactement son profil. »

C’était la première fois que je m’émerveillais d’avoir une sœur. Sa description pouvait sembler étrange, voire un peu désobligeante. N’empêche que c’était tout à fait ça. Elle avait identifié un vrai type général. Poitrine hautaine, tête raide en arrière, petite bouclette gentiment perverse pour symboliser le bas, la Julie avait bien un profil de 214B. Grande dame toute en dignité rigide au-dessus de la ligne de flottaison sociale, gamine alléchante et tentatrice dans la zone basse de brouillard moral des choses de la vie. Ça aurait mérité un dégradé de couleur. Du noir austère au nord, se dégradant en cuisse de nymphe émue en prenant la voie du sud. Il en faut du travail pour bien symboliser les nuances du réel. Mais la typographie y parvient.

Cette découverte du 214B titilla ma curiosité. J’eus soudain grande envie d’aller expérimenter plus intimement le mystère de la forme culbutée de l’esperluette. Il me fallait y voir de plus près. Mais je ne savais pas trop par quel bout l’aborder. Jusqu’ici, mes rares approches, en garçon civilisé, avaient tenté de viser ce à quoi on s’adresse en général en premier. Mais cette tête raide en légère contre-pente n’était pas très engageante. On se disait rapidement qu’on n’arriverait jamais à terme, qu’il était assez irréaliste de prétendre outrepasser la carapace de la poitrine altière. L’idée inconvenante me vint alors, que, puisque culbutée était dite l’esperluette, il fallait prendre la suggestion au pied de la lettre, enfin au pied du signe.

Je conçus un stratagème odieux. Mais bon, toute tentative de séduction est forcément, d’une manière ou d’une autre, critiquable. Je la savais intéressée par les oiseaux. Un jour donc, je fis mine de m’enquérir de je ne sais même plus quel détail ornithologique dont je n’avais strictement que faire. Je l’accompagnais sur le chemin mal entretenu et un peu isolé qui longeait la rivière. J’avais bien repéré les endroits les plus accidentés. Je réservais une question pointue pour l’approche d’une petite fondrière, dont j’avais préalablement remarqué qu’elle était masquée par les herbes. Pris au dépourvu par ma question, soucieux d’y répondre avec exactitude, sans pour autant dérouter le béotien que j’étais, le haut, tout à sa réflexion, ne se soucia plus des contingences du bas. Arriva ce que j’avais cyniquement prévu dans mes préparatifs, mon esperluette culbuta pour de bon. J’avais étudié le geste préalablement, soigneusement répété des dizaines de fois dans ma chambre. Ma mère s’était même inquiétée de ce qu’elle avait pensé être une rechute possible, alors que j’étudiais les techniques de chute contrôlée. Faire semblant de la retenir par le bras, et soigneusement rater son coup. Prendre cette petite fraction de seconde de retard qui permettrait à ma main d’arriver un peu trop bas. Lui laisser le temps d’atterrir côté bouclette basse.

Ah là là, impossible de vous faire sentir cette osmose bouleversante, chair tiède contre ma main, cette douceur si discrètement veloutée… Le toucher était vraiment à la hauteur de ce rose, qu’on qualifie de cuisse de nymphe émue. Encore qu’ému par la nymphe eut mieux convenu. Je découvrais la troisième position, celle de l’esperluette bouleversante, où elle prend vie et prénom. Julie à terre, la main gauche n’avait plus d’excuse à s’attarder. Mais, déjà dans les cas plus innocents, le geste à tendance à se décaler de l’à propos du réel, alors là... La vilaine, je veux parler de ma main, menait aventure autonome. Elle glissait lentement, partait avec fausse innocence vers des contrées que je n’osais même pas imaginer. Elle prenait son temps, la sournoise, me laissant en plan avec mes scrupules et ma timidité. Rafistolant à la hâte quelques bribes de courage, je tentais un coup d’œil furtif vers les anciennes hauteurs, désormais à terre, autrement culbutées que ne l’avait normé le typographe. Pour le coup, ma vision du monde s’en trouva elle aussi mise tête-bêche. Horizontalement, la poitrine n’avait plus rien de hautain, mais alors plus du tout, du tout. Comment peut-on sembler carapace inexpugnable à la verticale, et se muer en merveille palpitante à l’horizontale ? Quant à la tête, quant au regard, c’était à y perdre sa typographie de a à z, et même du premier au dernier Unicode. Il y avait bien encore cette petite trace de dignité, mais alors plus du tout genre raide. Dignité froissée peut-être, mais avec cette petite lueur lointaine qui semble manifester le soulagement d’avoir enfin été froissée. Et comment une tête verticalement raide pouvait-elle horizontalement devenir aussi agile ? Tout à cette expérience de l’insondable ambiguïté des êtres et des signes, je préférais ne plus être informé des incartades de ma main gauche, ni de quoi que ce soit d’autre… Et la suite, éperluée autant qu’on pouvait l’être, se fondit définitivement dans une confusion généralisée…

Bénies soient à jamais typographie et topographie. Grâce à elles, j’ai pu découvrir à quel point la nature aime à cacher perfidement ses richesses. Sans compter que sans elles, qui sait, les craintes de ma mère sur mes prétendues habitudes secrètes auraient peut-être fini par se justifier…


D'autres nouvelles : voir les recueils parus.


Retour
à la page d'accueil

2754614 / 131 / Màj 250120